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Réduction du domaine de la lutte

Correspondante de 1991 à 1996 de la RSR à Moscou, Thérèse Obrecht à poursuivi sa relation avec la Russie depuis, continuant d’y interroger ses acteurs de l’ombre, résistants, victimes et militants. Auteure en 2006 de Russie, la loi du pouvoir : Enquête sur une parodie démocratique, elle analyse les carences des droits du citoyen, les manquements de l’Etat et surtout, décrit les actes de courage de Russes célèbres ou anonymes engagés pour la défense de libertés.

Pour Thérèse Obrecht, «Lors de la manifestation-anniversaire en hommage à Anna Politkovskaïa, j’ai été frappée par la virulence des gens – et leur nombre, 2000!». L’épisode de l’assassinat de cette journaliste (le 21ème du genre depuis l’accession de Poutine au pouvoir) spécialisée dans la dénonciation de la corruption et des atteintes aux droits de l’Homme, avait ébranlé jusqu’au plus haut niveau l’Etat russe, et frappé l’opinion bien au-delà des frontières. La disparition de la rédactrice de la Novaïa Gazeta a en ce sens bien plus inquiété la Présidence que les écrits publiés de son vivant. Mais les «manifestations virulentes» envers le pouvoir sont l’exception: placée sous haute surveillance par la police russe comme par les médias étrangers, ce rassemblement fut pour un court instant une sorte d’îlot dans un flot de répression.

Média sous pression

«Aujourd’hui il n’y a plus d’information libre à destination du grand public. Il reste quelques publications, mais sans audience importante. Il y a un contrôle total du pouvoir sur l’information.» Quelle alternative alors? «Internet. Aujourd’hui 12 à 15% de la population est connectée et y a un accès libre. Mais la culture de l’information n’est pas la même que chez nous: les gens n’ont pas ce besoin d’un accès immédiat et le plus diversifié possible. La plupart se contentent donc des médias officiels.» Et s’en accommodent.

«Les gens sont résignés, ils se disent que ça recommence et se replient chez eux, en essayant d’abord de survivre économiquement.» Que sont devenus alors les espoirs nés du début des années 90? «Les gens tenaient à la démocratie. Mais rapidement, à cause de la déchéance de Eltsine et de la triche généralisée qui a vu sa réélection avec l’aide des oligarques, les gens ont fait l’amalgame: si c’est ça la démocratie, à quoi bon?». De même, «la floraison de la presse durant les années 90 a accompagné la montée en puissance des oligarques, mais n’a pas assuré une information de meilleure qualité». Dès lors, au premier coup de semonce, les rares espaces de liberté que s’étaient créés quelques journalistes au sein de groupes de presse furent immanquablement condamnés, sous peine de confiscation des numéros et de suspension d’antenne, au mieux, sans parler des groupes ouvertement opposés au pouvoir de Vladimir Poutine, littéralement évincés du paysage médiatique russe.

La menace fantôme

Malgré ces premiers coups de semonce et l’audience passablement réduite des derniers pôles de critique du régime, pourquoi Poutine poursuit-il pareil musellement des médias, abolissant successivement les émissions en direct, emprisonnant ou envoyant en exil les journalistes, intervenant à l’antenne pour dénoncer les incuries de son propre système? Pour Thérèse Obrecht, qui vécut la chute de l’empire soviétique, «l’escalade dans le système répressif est notamment lié aux événements d’Ukraine et aux «révolutions colorées». Il ne faut pas oublier que 60% des hauts fonctionnaires nommés par Poutine sont issus du KGB, et donc de la mentalité qui en résulte».

«Ca recommence…»

Cette culture de la paranoïa guiderait donc les choix actuels tendant vers le verrouillage de l’ensemble du pays? «Ces gens ont été formés et ont vécus dans la peur de l’étranger et en dehors de tout système de justice indépendant», menant à des réflexes hérités d’un passé soviétique, que ce soit dans les mises en scène du pouvoir ou les méthodes de répression.

Le «terrorisme tchétchène» – avec toutes les questions en suspens sur sa réalité et sa construction médiatique par la pouvoir – a permis aux services secrets d’étendre à l’ensemble de l’activité du pays sa surveillance. Le FSB – ex KGB, dont est issu Poutine – est désormais situé aux dessus des autres services de l’état, allant jusqu’à coordonner l’ensemble du système exécutif. Le positionnement des hommes du Président (et l’éviction des «civils») dans l’ensemble des commissions de surveillance et de sécurité dépendant directement de la Présidence laisse à croire que l’entier de l’appareil policier est aujourd’hui sous contrôle du pouvoir central. La répression peut ainsi être dirigée selon les intérêts directs de la présidence, sans aucun intermédiaire comme le parlement ou les pouvoirs régionaux.

Fuite en avant

Mais une autre raison du verrouillage frénétique de l’actuel Président en fin de mandat, c’est sa méfiance envers un système rendu instable par sa propre faute. «La loi ne fonctionne pas, il n’y a donc aucune institution stable à même de garantir un état de droit. Poutine, en ayant fait ce qu’il voulait, laisse à son successeur la possibilité de faire de même, c’est un risque qu’il ne peut pas courir», constate finalement Thérèse Obrecht. D’où l’omniprésence médiatique du Président à tous les niveaux– de la scène politique internationale aux questions locales – et ses déclarations fracassantes (et constitutionnellement problématiques) sur sa participation en tant que tête de liste pour les élections de décembre à la Douma, ou encore ses velléités de devenir premier ministre au printemps prochain. Rester au plus près du sommet, voilà désormais la tâche de Vladimir Poutine, l’homme – peut-être – le plus puissant du monde.

 

Propos recueillis par Nicolas Gachoud

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