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Quand le travail invalide plus qu’il n’intègre

Lorsque le Conseil fédéral attribue la croissance du nombre de rentes aux spécialistes de la santé psychique ou que l’UDC stigmatise les «profiteurs», c’est pour mieux dédouaner les milieux économiques de leur responsabilité. Ainsi, on élude la question de fond: pourquoi le travail exclut et invalide, aujourd’hui plus qu’autrefois.

Comme le montre une étude de l’OCDE, les problèmes de l’assurance invalidité n’ont commencé en Suisse qu’au début des années 90 alors que l’on assiste à une forte hausse du chômage. Cette tendance lourde s’observe également depuis les années 70 dans de nombreux pays industrialisés et s’explique, comme en Suisse, par une augmentation des cas de personnes atteintes dans leur santé psychique. En une dizaine d’années, leur part est passée de 3.3 à 5% de la population active et représente aujourd’hui 38% des nouveaux cas d’invalidité.

Aux sources de l’invalidité

Plusieurs éléments corroborent le fait qu’une part importante des nouveaux cas d’invalidité, essentiellement d’origine psychique, sont directement liés aux mutations du marché du travail. Le professeur d’économie Yves Flückiger montre dans un récent article que, dans les cantons suisses, un nombre élevé de cas AI s’accompagne tendanciellement d’un taux de chômage élevé.

Le marché du travail devient en effet plus flexible et sélectif, avec de graves conséquences: pour les uns, un chômage destructeur, pour les autres, un travail menaçant leur santé. Mis sous pression dans le but d’augmenter la productivité, les salarié-e-s sont prêts à de lourds sacrifices pour garder leur travail et «acceptent» une plus grande mobilité, des horaires à temps partiel et flexibles, ainsi qu’une intensification du travail. Une étude du SECO de 2003 souligne le fait que 27% des travailleurs-euses souffrent de stress au travail. De nombreuses tâches sont sous-traitées à des entreprises ou à des indépendant-e-s aux conditions de travail moins favorables.

Dans le monde du travail dominé autrefois par l’industrie, la machine déterminait le rythme de travail maximal; aujourd’hui, tertiarisation oblige, le facteur humain est exploité jusqu’à son point de rupture: après le stress, viennent la maladie liée au travail, le burn-out et la dépression. Le ton est donné: pour le bien du marché, aux salarié-e-s d’hypothéquer leur santé.

Les entreprises suisses, de moins en moins soucieuses de fidéliser leurs employé-e-s grâce à un bassin de main-d’œuvre inépuisable, sont bien peu regardantes sur la santé de leur personnel. Elles profitent d’une législation du travail très libérale qui leur permet d’externaliser rapidement le coût des atteintes à la santé des salarié-e-s. En parallèle, l’Etat exige et investit peu en matière de médecine du travail (voir PdG n°44) en dehors des prescription de la SUVA. Dans un marché du travail hypersélectif où les autorités refusent d’instaurer des garde-fous plus importants, l’assurance invalidité assume ainsi de plus en plus un rôle de filet social. La 5e révision de l’AI s’attaque à ce filet (voir p. 9) tout en repoussant une fois encore toute idée de garde-fou.

N’est pas invalide qui veut

Et force est de constater que nous ne sommes pas égaux devant le risque «invalidité». Une étude de l’Université de Genève menée par Gubéran et Usel en 2000 a démontré que seuls 2.1% des hommes exerçant une profession libérale ont été reconnus une fois ou l’autre comme invalide contre 40% des ouvriers du bâtiment. Un-e salarié-e non-qualifié souffrira donc plus des restrictions prévues dans la 5ème révision qu’un-e professeur-e d’université.

Aujourd’hui, le Conseil fédéral feint de croire que, même sans incitation ou coercition, les employeurs seraient malgré tout disposés à engager, ou ne serait-ce que conserver, des employé-e-s bien souvent rendus malades par le monde du travail lui-même. Quel cynisme! Et cela ne correspond tout simplement pas à la réalité du marché du travail. Alors que l’école régulière s’est lentement et péniblement ouverte aux enfants handicapés, le marché du travail reste encore réticent. Si le législateur n’intervient que pour mettre sous pression les salarié-e-s, il ne fait aucun doute que le but de l’intégration ne sera pas atteint.

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