Pumpaj, Srbijo! Une révolte sans précédent en Serbie

Karel Zetkin •

Dans les pays d’ex-Yougoslavie, les révoltes sociales de grande ampleur et intensité sont aussi nombreuses et fréquentes qu’elles tombent rapidement en désuétude sans grand résultat. Des révoltes estudiantines massives de juin 1968 – que des promesses vides du dictateur yougoslave Josip Broz Tito avaient suffi à calmer – aux manifestations et plénums citoyens de 2014 en Bosnie-Herzégovine – que le désaveu complet de l’Union européenne avait su tuer –, peu de mouvements citoyens ont su créer la différence, et une certaine désillusion règne.

Et pourtant : depuis novembre 2024, la Serbie fait face à une immense vague de révolte contre le régime autoritaire du Président Aleksandar Vučić. Une révolte qui a non seulement su s’inscrire dans la durée mais qui croît de semaine en semaine et qui a atteint une nouvelle apogée ce samedi 15 mars avec une manifestation monstres dans les rues de Belgrade : si les données officiels de la police défendent le chiffre de 107’000 manifestations (mis à mal sans doute possible par les vidéos de l’événement), des organisations indépendantes parlent de chiffres allant bien au-delà des 300’000 personnes.

Les prémices de la révolte

Tout commence le 1er novembre 2024, par une tragédie. Peu avant midi, le toit de la gare de Novi Sad, seconde ville du pays située au nord dans la province autonome de Voïvodine, s’effondre, causant la mort de 15 personnes. Les raisons de l’effondrement sont d’abord floues, et, malgré un petit rassemblement de personnes, c’est le refus des autorités serbes de publier les documents liés à la rénovation de la gare par une entreprise chinoise qui provoquent les premières manifestations d’ampleur, à Novi Sad-même. Lorsque, bien plus tard – mais surtout bien trop tard en ce qui concerne la décence –, le gouvernement révèlera les documents concernés (et au bas-mot compromettants), il apparaîtra que le travail a été totalement bâclé, notamment sur des questions cruciales de sécurité.

Rapidement, cependant, la révolte s’étend. Fin 2024, les gymnases et facultés universitaires lancent un blocage total et l’organisation de plénums citoyens. Un principe s’impose : le mouvement sera collectif, sans leader, sans figure de proue – en un mot purement horizontal. Un symbole et un mot d’ordre sont adoptés : la main ensanglantée, symbolisant que la corruption tue, et l’impératif pumpaj (littéralement: “pompe!”), pour “pomper” la corruption hors du système politique serbe.

Contre la dérive Vučić

Malgré la main tendue de l’opposition politique (qui ira jusqu’à jeter des bombes fumigènes au Parlement national début mars), le mouvement refuse toute affiliation partisane pour maintenir son indépendance et son attrait large. Comme l’indiquent les symboles présents aux manifestations, le mouvement n’a pas non plus de couleur politique claire, et rassemble de la gauche radicale à la droite nationaliste sous un seul principe : changer le système politique serbe pour en éliminer la corruption endémique.

Car le régime construit par l’actuel Président Aleksandar Vučić et son Parti Progressiste Serbe (SNS) connaît un tournant autoritaire toujours plus marqué et peut se qualifier, pour reprendre une expression populaire dans la région, une “pieuvre” de corruption (hobotnica). A ce jour, la Serbie ressemble en effet moins à une “démocratie libérale” qu’à un Etat mafieux. Plusieurs exemples parlent pour eux-mêmes : les “irrégularités” (doux euphémisme) relevées par tous les observateurs internationaux lors des élections à tous les niveaux ; les liens forts de proches de Vučić avec la mafia, à l’instar du clan mafieux Belivuk ; la mainmise autocratique sur une majeure partie des médias – qui ne sont plus que des porte-parole hagiographiques du régime – et les pressions judiciaires et politiques sur toute voix indépendante.

Les manifestant·e·s ne demandent pourtant pas directement “la tête” de Vučić – bien que celui-ci ait eu recours à la politique du fusible en poussant son premier ministre Miloš Vučević à démissionner de concert avec le maire de Novi Sad. Ce que demandent les manifestant·e·s, c’est le respect complet de la Constitution et, par extension, l’élimination des caractéristiques autoritaires, mafieuses, et de la corruption du système politique. Ce qui, implicitement, revient à demander la démission de leur principal architecte : Aleksandar Vučić.

Le Président serbe a tout fait pour décrédibiliser le mouvement. “Sa” presse a accusé de ne pas se calmer après que le gouvernement soit “entré en matière sur toutes les revendications” (pour la presse la plus modérée à l’instar de Politika) voire a imputé au mouvement mille violences jamais commises, les assimilant à des terroristes en puissances (pour les tabloïds de type Informer). Avec la croissance du mouvement, le Président s’est lui-même mis en scène avec un policier en civil “victime des manifestants” – alors qu’une vidéo a entretemps révélé qu’il avait été frappé par… un collègue en uniforme.

Le silence européen

Comment a répondu l’Union européenne à cette situation? “Mollement” serait un euphémisme. Comme l’ont développé·e·s plusieurs politologues depuis de nombreuses années, la Serbie joue auprès de l’UE le rôle d’une “stabilitocratie” : un régime, certes autoritaire, mais qui – prétendument – assure la stabilité d’une région perçue comme “explosive” – les termes mir i stabilnost (“La paix et la stabilité”) sont d’ailleurs des éléments de langage omniprésents chez Vučić. Et tout cela sans parler des mines de lithium que projette l’Union sous la gouverne du Président serbe pour sa fameuse “autonomie énergétique”, qui avaient déjà, il y a quelques années, provoqué d’importantes manifestations écologistes. Ainsi, des responsables politiques européens face aux manifestations gigantesques, on n’aura entendu que des appels au “dialogue” et au “respect mutuel”. Et pas beaucoup plus de la part des principaux·ales chef·fe·s d’État du continent.

Au-delà du silence des politiques au niveau institutionnel, c’est un autre silence qui frappe et blesse encore plus : celui des militant·e·s politisé·e·s, en particulier à gauche. Prompt·e·s à publiciser avec vigueurs leurs engagements divers et variés, dénonçant les régimes autoritaires et génocidaires, aucun, s’il n’est d’origine balkanique, ne poste ou n’a posté le moindre message de soutien, aucun n’a cherché à informer son entourage, pire – aucun ne semble avoir cherché à s’informer lui-même ou elle-même sur le sujet. En tant que militant de gauche, d’origine bosnienne, cela ne peut me rappeler qu’une chose : les Balkans, encore une fois, sont les oubliés de l’Europe, son inconscient et sa mauvaise conscience, qu’on préfère ignorer quand ce n’est pas tout simplement nous cantonner aux clichés de ces “maudits Balkans”. Et ce aussi bien à droite qu’à gauche – pour parler d’expérience vécue.

Le silence de l’Union européenne sur les évènements en Serbie est honteux mais s’explique avant tout par une “stratégie”, aussi erronée voire fallacieuse soit-elle. Le silence des militant·e·s de gauche suisses et européen·ne·s n’est qu’honteux au vu de leur revendications morales, et rien ne l’explique sinon le je-m’en-foutisme habituel si bien ancré dans les consciences et inconscients de ces contrées envers l’Europe du Sud-Est, teinté d’un racisme en demi-teinte mais bien présent envers les Balkans – racisme qu’on adresse avant tout sur le mode de l’auto-aveuglement et du déni.

Avec ou sans le soutien occidental, les étudiant·e·s et manifestant·e·s serbes font l’histoire en ce moment-même. Autant y participer.

Illustration : FTN SE BUDI, 29 janvier 2025

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