Entretien avec Hans-Ulrich Jost, professeur émérite d’histoire contemporaine
PdG: La neutralité armée suisse est fortement ancrée dans l’identité nationale, y a-t-il eu une position critique du mouvement ouvrier par rapport à la politique de neutralité pratiquée par le Conseil fédéral?
H-U. Jost: On ne peut pas donner de réponse claire et uniforme. Tout d’abord, il faut bien souligner le caractère flou et ambiguë de la neutralité. Les positions des partis politiques ont régulièrement varié selon les périodes historiques et les enjeux internationaux. Au cours de l’histoire suisse, il y a toujours eu de sérieuses réticences à l’égard du concept de neutralité.
Ainsi, à la fin du 19e siècle, le conseiller fédéral bâlois Emil Frei (radical), qui faisait partie de l’«aile gauche» des radicaux et qui était proche du mouvement ouvrier, critiquait très violemment la neutralité, qu’il appelait «un couteau sans poignée ni lame».
En ce qui concerne les socialistes, ils ont par exemple dû réfléchir à la neutralité lorsque le chancelier allemand Bismarck imposa au Conseil fédéral la création d’une police fédérale pour persécuter les socialistes allemands réfugiés en Suisse. A d’autres occasions, comme par exemple durant les années 1930, le PSS se référait explicitement à la neutralité pour contester la politique étrangère de Guiseppe Motta, qui était très favorable à l’Italie fasciste tout en affichant un hostilité viscérale à l’égard de l’URSS. En fait, les socialistes ne considéraient la neutralité que comme un moyen subsidiaire de la politique dans le cadre des relations internationales, ce qui menait à des prises de positions contradictoires. Chez les socialistes, la neutralité dépendait du contexte historique et des enjeux de la politique intérieure, ce qui engendrait une attitude très ambiguë.
– Qu’en était-il durant la seconde guerre mondiale?
– Ici encore la position était ambiguë. Bien sûr, la gauche s’opposait aux régimes fascistes. Mais, d’un autre côté, lors de son fameux discours de 1940 sur le nouvel ordre européen, le conseiller fédéral Marcel Pilet-Golaz promettait du «travail coûte que coûte» pour la population suisse. Sur cette question, les syndicats et la gauche étaient aussi intéressés à faire tourner les industries suisses et à fournir du travail à tout le monde, même si cela impliquait d’exporter du matériel de guerre aux pays belligérants. Si la gauche se rattachait à la neutralité durant la seconde guerre mondiale, c’était notamment pour s’opposer à un éventuel débordement politique et idéologique des milieux économiques dans le cadre de la coopération avec l’Allemagne nazie.
– Comment la gauche suisse a-t-elle concilié neutralité et internationalisme?
– A nouveau cela pouvait être variable. Ainsi, par exemple, et cela peut paraître surprenant, le PSS et la gauche s’opposèrent en 1920 à l’adhésion de la Suisse à la Société des Nations (SDN), qu’ils considéraient comme la «Ligue des économies capitalistes». Il faut dire que l’URSS fut exclue de la SDN et la IIIe Internationale apparaissait à l’époque, et en particulier pour la gauche communiste, comme une alternative plus en phase avec l’internationalisme de la gauche de l’époque. Toutefois, ce n’est pas l’argument de la neutralité qui motivait l’opposition de la gauche à l’adhésion à la SDN.
– Qu’est-ce qui distingue la gauche de la droite par rapport à la neutralité?
– De manière générale, on peut dire que les socialistes ont utilisé ou instrumentalisé la neutralité de manière moins hypocrite que la droite. Mais, les considérations stratégiques et l’adhésion aux valeurs primaient sur la neutralité dans un sens étroit.
Du côté de la droite, la neutralité avait une fonction idéologique beaucoup plus importante. La glorification de la neutralité a atteint son point culminant au lendemain de la seconde guerre mondiale, notamment en 1947, lors de la canonisation de Nicolas de Flue, qui a été célébré par les autorités comme le père spirituel de la neutralité suisse. On retrouve une grande habileté des représentants des partis de droite et des milieux économiques pour instrumentaliser la neutralité. Derrière les grands discours officiels sur la neutralité, les dirigeants suisses étaient très conscients des avantages que cela pouvait fournir aux industries d’exportation et aux milieux financiers. La neutralité servait de «paravent moral» pour dissimuler les opérations économiques et commerciales. Par exemple, on retrouve chez Max Petitpierre (PRD) une attitude très cynique, où derrière le slogan officiel de «Neutralité et solidarité», le conseiller fédéral est très conscient des avantages matériels que procurait la neutralité pour l’économie suisse. Cette attitude contradictoire s’est révélée lors de l’adhésion à l’OEEC (l’organe de concrétisation du Plan Marshall en Europe et ancêtre de l’OCDE), que le Conseil fédéral justifiait en déclarant qu’il s’agissait uniquement d’une organisation «technique» et, en conséquence, ne touchait ni le domaine politique ni la neutralité.
Quant aux socialistes, au sortir de la seconde guerre mondiale, ils étaient favorables à l’adhésion à l’ONU, mais n’avaient guère d’influence sur le dossier. Ils avaient par ailleurs beaucoup de difficultés à définir une position cohérente, comme le montre un débat en 1945 entre deux leaders socialistes (Rote Revue 24, 1945, pp. 210-16 et 392-403). L’un s’est aligné sur la position dogmatique du camp bourgeois, tandis que l’autre plaidait pour une ouverture et une application souple du concept. Pourtant, l’idée de neutralité absolue fut majoritairement soutenue par les socialistes. Ainsi, lors du débat au sujet du rapport du Conseil fédéral sur l’ONU, le socialiste bernois Reynold Tschäppät défendit en 1969 fermement la position intransigeante propre au camp bourgeois.
– De fait, la neutralité helvétique a surtout permis aux entreprises suisses d’entretenir des relations d’affaires avec toute la planète, en particulier les régimes non-démocratiques les moins recommandables?
– C’est très clair. A l’ombre de la position officielle de neutralité, on retrouve constamment des intérêts économiques et l’instrumentalisation de la neutralité a été très fréquente.
A partir de la seconde guerre mondiale, prévalait dans la doctrine du Conseil fédéral le principe du bilatéralisme sur le plan économique, qui permettait de commercer avec presque tous les Etats, et, d’un autre côté, on s’opposait à l’adhésion à toute institution politique internationale, au nom de la neutralité. Pour le Conseiller fédéral Hans Schaffner, radical et très proche des grands dirigeants de l’économie, toute organisation supra- ou internationale était un mal absolu. Cela laissait une liberté d’action complète à la Suisse tout en permettant aux entreprises de commercer tout azimuts.
Par ailleurs, il faut bien voir que les relations économiques internationales relevaient de la Division du commerce, qui était rattachée au Département de l’économie publique et non aux affaires étrangères. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, cette séparation fut même consolidée et institutionnalisée. Il y avait ainsi une certaine division du travail entre ce qui relevait des affaires économiques internationales et les questions de politique étrangère. L’importance de la Division du commerce était très grande et bien plus influente.
– Depuis l’accession des socialistes Conseil fédéral, ceux-ci ont souvent dirigé les affaires étrangères (de 1966 jusqu’à 1993 sans interruption: W. Spühler, P. Graber, P. Aubert, R. Felber, puis M. Calmy-Rey depuis 2003), ont-ils apporté un contenu spécifique à la politique étrangère?
– La politique d’ouverture avait déjà commencé avec Traugott Wahlen de 1962 à 1966, qui même s’il appartenait au Parti des paysans artisans et indépendants (PAI), ancêtre de l’UDC, était favorable à une politique de plus grande ouverture, marquée notamment par l’adhésion au Conseil de l’Europe en 1963.
Avec l’arrivée des socialistes aux affaires étrangères, on assiste à une plus grande ouverture et une politique de neutralité moins isolationniste. Par exemple, Willy Spühler, premier socialiste aux affaires étrangères, tout comme ses successeurs, se sont particulièrement engagés pour le rapprochement vers les institutions européennes. Mais leurs démarches ont été bloquées par les milieux de l’économie et le Département fédéral de l’économie.
– Y-a-t-il eu des conflits entre les intérêts économiques et la politique de neutralité soutenue par le Département des Affaires Etrangères, dirigé par des socialistes?
– Il n’y a pas eu de conflits ouverts. En revanche, des tensions fortes se sont faites sentir à certaines occasions entre le DFAE, dirigé par des socialistes, et les affaires économiques extérieures, proche des milieux d’exportation. Par exemple, durant les années 1980, les relations de la Suisse avec l’Afrique du Sud donna lieu à certaines tensions entre René Felber et les affaires économiques extérieures. Alors que la communauté internationale accentuait ses pressions sur le régime d’apartheid, les milieux économiques et financiers suisses soutenaient activement les autorités sud-africaines, notamment en jouant un rôle décisif pour renégocier la dette du pays.
– En guise de bilan ?
– On a l’impression que les socialistes n’ont jamais réussi à définir leur propre concept et que la question de la neutralité était le plus souvent traitée de manière opportuniste et en fonction des circonstances. En assumant la direction du Département politique, ils ont dû mener un discours plus affirmatif par rapport à la neutralité tout en cherchant à libérer la politique étrangère des contraintes restrictives traditionnelles. Cette position peu confortable limite aujourd’hui également la politique de Mme Calmy-Rey.