Licenciement massif au Groupe E : le cynisme de la direction

Le mois dernier, l’entreprise énergétique basée à Fribourg Groupe E a annoncé son plan de licencier près de deux cents travailleuses‧rs. Dans les efforts d’augmenter la part de renouvelable, cette annonce fait tache. Pour y voir plus clair, nous nous sommes entretenu‧e‧s avec le secrétaire régional d’Unia Fribourg François Clément.

Pour commencer, que sait-on sur ce plan de licenciement collectif ?
Nous sommes ici face à un gros cas de licenciement collectif. Le Groupe E prévoit de licencier 188 collaboratrices‧teurs, dont 70 à Fribourg. Théoriquement, le groupe n’a donné qu’une estimation : ils‧elles ne doivent pas donner de liste détaillée des collaboratrices‧teurs visé‧es avant la fin de la période de consultation. Donc avant le 16 mai, on ne sait pas qui est menacé·e de licenciement, mais en théorie toujours. Car nous soupçonnons l’entreprise de ne pas avoir respecté les règles du jeu.
Celle-ci a brisé son obligation légale de confidentialité et a laissé savoir quel‧le‧s étaient les collègues visé‧e‧s par le licenciement. Cela permet à l’entreprise d’encourager les personnes touchées à débuter déjà maintenant leur recherche d’emploi et ainsi éventuellement à démissionner avant la date butoir. Dans les faits, certain‧e‧s ont déjà signé un nouveau contrat de travail ailleurs.

Quel est l’agenda d’Unia pour lutter contre cette décision du Groupe E ?
Dans ces cas de licenciements collectifs, il y a toujours une période de consultation minimum avec les syndicats et celle-ci est habituellement plus longue. Ici, elle ne durera jusqu’au 16 mai. Dans ce genre de cas, cette période est habituellement plus longue. Il faut laisser le temps aux partenaires sociaux de se pencher sur les chiffres de l’entreprise et faire des contre-propositions aux plans de l’entreprise. Cette période de consultation est assez ingrate pour les syndicats, car on fait dans une certaine mesure le boulot de l’entreprise en proposant des trajectoires alternatives pas forcément encore étudiées.
Dans le cas actuel, les travailleurs‧ses sont dégoûté‧e‧s. Elles et ils ont perdu confiance dans l’entreprise, et ont dans la période actuelle peu envie de continuer à travailler pour une entreprise qui ne les respecte pas. Elles et ils savent que le secteur est demandeur de main-d’œuvre, et que dans le pire des cas elles et ils ne devraient pas passer par la case chômage trop longtemps. Mais l’objectif syndical reste clair : D’ici le 16 mai, il va falloir mettre le plus de pression possible pour sauver un maximum d’emplois. Ensuite seulement le syndicat étudiera la question du plan social.

Quelles sont les motivations du Groupe E pour entreprendre un plan de licenciement de cette ampleur ?
Alors il y a ce que l’entreprise communique et ce que nous on observe. Le Groupe E est une entreprise rentable qui compte environ 2600 emplois. L’entreprise est divisée entre son activité de production énergétique et son activité de construction ( Groupe E Connect ) qui, elle, installe pompes à chaleur et panneaux solaires et compte près de deux tiers des employé‧e‧s. La production énergétique est tellement rentable que c’est elle qui couvre le manque de rentabilité de la construction. Celle-ci est expliquée officiellement par un dysfonctionnement des processus internes, un échec de capter des parts de marché et la non-signature de certains gros chantiers clés. À cause de cela, la rémunération actionnariale n’est pas à la hauteur des attentes.
L’actionnariat du Groupe E est composé de collectivités publiques. Le canton de Fribourg en est le plus grand actionnaire. Ce dernier, qui vient d’initier un plan d’économies, ne cache pas son besoin d’entrées supplémentaires. Les dividendes touchés grâce au groupe E sont loin d’être anecdotiques.
Dans la pratique, si le département construction de Groupe E n’a pas été rentable, c’est avant tout parce que la direction faisait n’importe quoi. L’entreprise a grandi très vite, elle a racheté d’autres entreprises un peu partout et a embauché à tour de bras des cadres bien rémunéré‧e‧s.
Elle a beau dire qu’elle a « raté » les gros chantiers, car ceux-ci n’étaient pas suffisamment rentables. Mais elle ne va pas jusqu’au bout de la démarche. Ces chantiers n’étaient pas suffisamment rentables pour le Groupe E car le prix du contrat était trop bas. Ce dernier a cassé les prix volontairement en menant une politique agressive pour assécher la concurrence. Avec une telle politique, faire face à des difficultés économiques pendant une période déterminée semble assez logique.

Quelles sont ces entreprises rachetées par le Groupe E ?
Les entreprises rachetées étaient privées. Elles fonctionnaient plutôt bien et étaient de taille moyenne. Après leur rachat, elles ont continué leurs activités sous le patronage du Groupe E et ont souvent gardé leurs noms pour faciliter leurs implantations locales, et maintenir par là même leur carnet d’adresse.
Avec son plan de licenciement, Groupe E s’attaque notamment à ces structures achetées ces dernières années. Ces prochaines semaines, on sera fixé sur le désir ou non de la part du Groupe E de revendre ces implantations locales. Si le Groupe E ne cherche aucune solution pour le faire, on n’aura plus beaucoup de doute sur leur stratégie agressive d’assécher de la concurrence.

Le Groupe E est une SA en main publique. Dans quelle mesure un contrôle démocratique lie-t-il le fonctionnement de l’entreprise ?
Le Conseil d’État fribourgeois exerce une influence sur les grandes lignes de l’entreprise, et dans une certaine mesure le Grand conseil aussi. Les débats au Grand conseil ne sont pas terminés, et nous verrons où cela nous mène, mais certains composants de l’État estiment qu’ils n’ont pas d’intérêt à trop réagir. Je dirais même que la direction du Groupe E n’est pas l’unique responsable des récentes décisions. Elle est pressurisée et doit assurer une rentabilité élevée. On peut maintenant se demander si la stratégie de captation agressive de marché débutée il y a cinq ans était volontaire de la part du Groupe E, et, le cas échéant, si le Conseil d’État de Fribourg était au courant et en accord avec cela.
Pour voir le verre à moitié plein, on peut au moins se consoler en se disant que les dividendes ne s’envolent pas vers des paradis fiscaux, mais vers les finances publiques. Cependant cette dynamique entraîne aussi un problème d’investissement, car si les collectivités publiques demandent une trop grande rentabilité à court terme, alors les SA en question doivent rogner sur les investissements de long-terme prévus.

Assiste-t-on à un licenciement collectif venant d’une boîte bénéficiaire loin de la faillite ?
Absolument. L’énergie produite chez les privés après les installations solaires est rachetée à un prix bien plus bas que celui de revente. Ce processus est particulièrement rentable pour Groupe E et explique en grande partie pourquoi et comment Groupe E Connect éponge les pertes de son secteur de construction. Groupe E ne va pas faire faillite demain, loin de là. L’entreprise est assise sur un trésor, notamment avec toute sa production hydroélectrique.
Par contre, il y a effectivement un léger ralentissement dans l’installation des panneaux solaires et des pompes à chaleur. Le secteur a été en grand boom à la suite de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, et cela commence maintenant à se tasser. Ce tassement aurait totalement pu être planifié ; ce genre de croissance n’est jamais éternelle et la direction de Groupe E semble avoir de toute évidence oublié cela.
Ce licenciement collectif est inquiétant, et il intervient également au début d’une période économique qui s’annonce risquée pour les travailleurs et travailleuses. Après le Covid, beaucoup d’entreprises de secteurs différents devaient refaire le stock qui était épuisé. Cela a stimulé les carnets de commandes et beaucoup d’entreprises ont augmenté leurs capacités de production. Maintenant que les stocks ont été refaits, on revient sur une consommation plus limitée ; un nouveau risque de surproduction en somme.

Propos recueillis par Bertil Munk

Illustrations : Collection de la bibliothèque de l’EPZ, construction du laboratoire de physique nucléaire

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