Antoine Chollet •
Les services industriels qui ont été créés en Suisse à partir de la fin du XIXe siècle dans certaines villes constituent un modèle tout à fait original. Revenir sur cette invention permet de faire à la fois une histoire de l’énergie, des transports et du service public.
Un pays sans ressources fossiles
Jusqu’à une date avancée dans le XIXe siècle, l’industrialisation de la Suisse repose sur des sources d’énergie préindustrielles, pour l’essentiel le bois et l’eau. L’introduction du charbon est tardive et pose quantité de problèmes, notamment la forte dépendance qu’elle entraîne envers l’étranger, avec les fluctuations de livraison et de prix qui l’accompagnent. L’histoire énergétique de la Suisse se distingue donc de celle des autres pays les plus industrialisés du continent : la Grande-Bretagne, la Belgique et, plus tard, l’Allemagne. Elle se singularisera en particulier par une utilisation massive et très précoce de l’énergie électrique, à la fois pour l’industrie et pour les transports. Au début du XXe siècle, la Suisse est ainsi la première consommatrice d’énergie électrique par habitant·e au monde.
Deux lois fédérales sur le marché de l’électricité sont d’ailleurs votées, en 1902 et 1916, pour organiser la production et la distribution de cette énergie.
Cette politique conduit à une électrification rapide du réseau secondaire de chemins de fer (notamment les lignes de montagne), au développement des tramways dans les villes suisses, puis à l’électrification massive du réseau ferroviaire principal (celui des CFF), bien avant celui des autres pays européens. Les deux-tiers du réseau sont ainsi électrifiés dès les années 1930.
Dans cette histoire, aux côtés des entreprises privées, on rencontre d’autres actrices essentielles : les villes.
L’apparition des services industriels
Les premières sociétés de distribution d’énergie apparaissent en Suisse au milieu du XIXe siècle pour acheminer le gaz pour l’éclairage public et domestique. Des réseaux de distribution d’eau potable sont construits dans les décennies suivantes (le premier l’est à Glaris en 1858). Dans un premier temps, la distribution de ces services est assurée par l’entremise de concessions accordées par les communes à des entreprises privées.
Même si Berne et Bâle les municipalisent dès les années 1860, il faut attendre les dernières années du XIXe siècle pour assister à un mouvement généralisé de communalisation de ces services. Comme pour les chemins de fer, ce sont les effets désastreux de la concurrence entre des monopoles privés, en particulier les tarifs imposés aux utilisatrices·eurs, qui conduisent à ces décisions par des municipalités qui, à ce moment, sont encore aux mains de la droite.
Après le gaz et l’eau, les villes se dotent progressivement d’usines électriques et d’un réseau pour acheminer l’électricité dans les foyers. Le mouvement prend rapidement de l’ampleur et en 1918, 44 villes suisses sont propriétaires de leur propre centrale électrique. Cette production communale permet en retour de lancer le développement de réseaux de tramways alimentés par l’électricité, Zurich et Bâle étant pionnières en la matière dès les années 1890, bientôt rejointes par à peu près toutes les villes du pays.
Source de revenus pour les communes
Les services industriels permettent certes de mettre à disposition une énergie régulière aux habitant·e·s des villes, mais ils constituent également, dès le départ, des sources importantes de revenus pour les communes. Dans les premières décennies du XXe siècle par exemple, ils représentent entre 20 et 30% des recettes fiscales dans les villes de Berne et Zurich.
Aujourd’hui, les services industriels sont des acteurs essentiels des projets de transition énergétique en Suisse car ils peuvent décider de se concentrer sur des énergies renouvelables et de le faire à une échelle qui est significative. Cette invention largement conjoncturelle qui nous a été léguée par le XIXe siècle s’avère donc être un instrument parfaitement adapté à la politique énergétique qu’il faudrait mettre en place au XXIe.
À lire :
Dominique Dirlewanger, Les services industriels de Lausanne, la révolution industrielle d’une ville tertiaire (1896-1901), Lausanne, Antipodes, 1998.
Marc Gigase, Monika Gisler, Katja Hürlimann, Daniel Krämer, « Énergie », Traverse, revue d’histoire, no 3, 2013.
Illustrations: Archives de la bibliothèque de l’EPFZ, laboratoire de physique nucléaire