Les « idées zombies » de KKS & Co

Bertil Munk •

Dans Austérité, l’histoire d’une idée dangereuse, Mark Blyth qualifie l’austérité d’« idée zombie ». Les réductions de dépenses publiques n’ont presque jamais contribué à améliorer la situation économique. Elles ont le plus souvent engendré l’inverse. Les diminutions des salaires des retraité∙e∙s, des fonctionnaires et de la demande publique ont mis un frein à la croissance de l’économie privée, et ont par là même affaibli les revenus de l’État les années suivantes. La croyance en la « contraction budgétaire expansionniste » (l’austérité amènerait de la confiance qui à son tour permettrait de nouveaux investissements privés) se base sur presque rien. Mais alors, pourquoi y-a-t ’il un retour si fort de cette idéologie dans la séquence politique actuelle ?


Les mesures austéritaires ne naissent évidemment pas de l’esprit tordu de certain∙e∙s économistes ou de responsables politiques. La première explication valable de l’émergence de ces mesures vient de Clara E. Mattei dans The capital order, How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism qui prend deux exemples des années 1920 : l’Italie mussolienne et la Grande-Bretagne des Tories. Elle estime que ces choix politiques sont pris dans le but délibéré d’affaiblir un mouvement ouvrier devenant trop bien organisé et par conséquent trop dangereux. Sur ces années de politiques austéritaires, la part de la richesse produite de ces deux pays s’est élargie du côté des propriétaires aux dépens des ouvriers∙ères et des employé∙e∙s.

L’autre grande source de ces politiques austéritaires, mieux à même d’expliquer les réformes structurelles imposées par le FMI dès les années 1970 ainsi que la période 2010 dans les pays du sud de l’Europe, vient de la pression imposée par les marchés financiers. Le taux d’endettement élevé des pays concernés fait craindre aux créanciers∙ères un non-remboursement de leurs prêts. Les institutions créancières espèrent alors un assainissement des finances publiques en pensant que ces hauts taux d’endettement seraient avant tout la conséquence d’une mauvaise gouvernance et de citoyen∙ne∙s “ vivant au-dessus de leurs moyens ”. Ces critiques conduisent à une baisse de confiance des investisseurs∙euses, une note dégradée par les agences de notation, et donc à une hausse importante des taux d’intérêt. Les sauvetages du FMI sont alors négociés par le biais de mémorandums conditionnant la restructuration de la dette à des réformes structurelles insupportables.

Où se situe la Suisse ?
Pour ce qui est des dynamiques actuelles en Suisse, aucune de ces deux explications n’estpleinement convaincantes. En page 16, nous verrons que le faible taux d’endettement public en Suisse ne pourrait en aucun cas conduire à une pression des créanciers∙ères craignant l’insolvabilité de l’État (cf. graphique 1, Taux d’endettement net (FMI)).

Sources : Département fédéral des finances, Finances des administrations publiques selon les modèles SF et SFP

En parallèle, le camp du travail ne menace pas non plus de grappiller une part trop large de la richesse produite, même si la droite genevoise utilise ce genre d’argument pour défendre les lois corsets : la politique salariale trop favorable de l’État obligerait le privé à s’aligner sur le public, et ainsi à trop rémunérer le travail.

En revanche, cette offensive bourgeoise sur la taille de l’État qui s’opère à l’échelle cantonale, fédérale et aussi internationale est une réponse évidente à la séquence COVID et au malaise profond de la bourgeoisie face à l’importance donnée aux institutions publiques qui ont dû prendre le pas sur l’inefficience du privé.

Le dernier espoir de la bourgeoisie
Mais ce qui est d’autant plus déterminant pour comprendre la nouvelle vague austéritaire réside dans l’atonie des économies des pays occidentaux, et à fortiori de celle de la Suisse. Après avoir laissé la désindustrialisation s’enliser pour développer en échange le secteur des services, la Suisse (et beaucoup d’autres) est désormais face au problème inhérent de la dépendance au secteur tertiaire : la croissance de la productivité y est structurellement plus bas. Durant le second trimestre 2025 (avant les droits de douane américains donc), la croissance helvétique n’était que de 0,1%. Convaincues que quelques points de croissance pourraient être grappillés en laissant plus de place à l’économie privée, les forces du capital vont partout dans la même direction : la tronçonneuse.

L’Argentine et les États-Unis ont pavé le chemin, mais ont buté sur les faits. En Argentine, l’inflation a bien diminué…mais uniquement grâce à l’appauvrissement général des plus bas déciles qui ont dû diminuer leur consommation. Aux États-Unis, Musk, convaincu que l’ensemble du secteur public était corrompu et ne servait à rien, prévoyait à travers DOGE des économies de près de 2000 milliards. Quelques mois après, c’est un échec total : les présumées inefficiences du gouvernement n’ont pas été trouvées et ce ne sont “ que ” 170 milliards qui ont été économisés (avec les effets dévastateurs bien réels qu’on connaît).

Ce fantasme d’un état vautour fait partout bonne presse. Et alors que le monde de la recherche et que l’office de la statistique sont en grande difficulté, les associations patronales se parent faussement d’arguments scientifiques grâce aux “ recherches ” de sombres instituts libéraux. En août, c’était au tour de la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie d’y sauter à pied joint. Son nouveau rapport « éclairage sur l’efficience de l’administration vaudoise » est d’une mauvaise foi flagrante. Avec des comparaisons plus qu’approximatives entre différents systèmes cantonaux, ce serait uniquement 38% de la ligne budgétaire « sociale » que les bénéficiaires recevraient réellement. Les 62% restant seraient des frais administratifs de trop qu’on pourrait sans autre couper : 250 millions. C’est audacieux quand l’ensemble de la méthodologie du travail n’est pas communiqué. L’administration vaudoise n’a pas tardé pour démontrer par A plus B que ces chiffres étaient délirants. L’intégrité scientifique de ces économistes est désormais largement entachée, mais peut-être n’est-ce qu’un énième coup hallucinatoire d’une intelligence artificielle sous-performante, dans quel cas ces économistes seraient incompétent∙e∙s avant d’être malhonnêtes.

Maurer était juste bon pour se tromper chaque année sur les comptes fédéraux. Karin Keller-Sutter réhausse légèrement la barre : elle est en passe de matérialiser une série de dogmes qui ne résistent pourtant pas à l’épreuve des faits.

Illustrations: image de Vienne entre 1926 et 1935, Collection du Wien Museum

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