Un phénomène semble bouleverser toute la sociologie électorale européenne: une partie importante des ouvriers se tournerait aujourd’hui vers les partis que l’on peut qualifier de nationaux-populistes. Qu’en est-il en Suisse?
L’UDC, parti historique des paysans et des artisans, est-il devenu le parti de la classe ouvrière? Le parti du multimillionnaire Christoph Blocher est-il en mesure de séduire les composantes les plus fragilisées de notre société?

Les récentes élections fédérales
En analysant les résultats des élections fédérales de 1995 à 2003, grâce aux enquêtes électorales Selects réalisées auprès de 3000 à 5000 Suisses, on peut faire les observations suivantes: alors que les travailleurs non qualifiés ne se distinguaient pas des autres catégories sociales dans leur vote pour l’UDC en 1995 et 1999, leur probabilité de voter UDC est largement supérieure à la moyenne en 2003 et proche de celle de la petite bourgeoisie, qui constitue l’électorat traditionnel de l’UDC. En comparant avec le vote pour le PS, on constate que les travailleurs qualifiés et non qualifiés ne votent pas plus que la moyenne pour le PS. Ce sont surtout les spécialistes socio-culturels (personnes qui travaillent dans des services sociaux, médicaux, culturels) qui ont une probabilité largement supérieure de voter pour le PS.
Certaines différences se dégagent au niveau cantonal. A Zurich, on constate que les résultats ne diffèrent pas du niveau suisse en 1995. En 2003 par contre, les travailleurs non qualifiés présentent une probabilité de vote pour le PS inférieure à la moyenne, tandis que leur probabilité de vote pour l’UDC est nettement supérieure, et beaucoup plus forte qu’au niveau suisse.
Dans le canton de Vaud, on constate qu’en 1995, contrairement au niveau suisse, les travailleurs qualifiés et non qualifiés ont une probabilité supérieure à la moyenne de voter pour le PS. En 2003, cela n’est plus le cas pour les travailleurs qualifiés, qui ont une probabilité supérieure de voter UDC. Quant à eux, les travailleurs non qualifiés semblent être divisés en deux groupes, puisqu’ils présentent à la fois une probabilité légèrement au-dessus de la moyenne de voter PS et UDC.
En guise de synthèse, on peut dire que le vote pour l’UDC des travailleurs non qualifiés a augmenté considérablement entre 1995 et 2003; la situation est plus contrastée pour les travailleurs qualifiés. Le PS est quant à lui surtout le parti choisi par les spécialistes socio-culturels.
Quelques motivations du vote…
Des entretiens auprès d’électeurs ouvriers de l’UDC, réalisés par nos soins dans le canton de Neuchâtel, apportent des informations riches, qui complètent l’analyse statistique.
Les propos de cet ouvrier, déçu des partis de gauche, se révèlent très intéressants: «J’ai commencé à voter pour le POP, des fois pour les socialistes, mais toujours à gauche. Et là ça a fait «tac tac», j’ai décidé de tout changer en même temps. (…) Avant, je n’étais pas extrême-gauche, mais pour la gauche. Je me disais, ma foi, c’est quand même eux qui défendent les ouvriers; la droite, c’est les patrons. Mais en fin de compte j’ai remarqué qu’une fois qu’ils sont dans leur fauteuil, c’est terminé.» Le fait que le leader de l’UDC soit lui-même multimillionnaire ne semble d’ailleurs pas troubler ce même ouvrier: «Mais Blocher, lui il est millionnaire (…), mais il parle au nom du peuple, de nous, de nos problèmes. Il a beau être millionnaire, c’est comme ça, c’est bien qu’il parle au nom du peuple.» Un autre ouvrier s’exprime aussi dans le même sens: «Blocher essaie de donner plus d’argent aux petits.»
Ces ouvriers interrogés sont dans des situations économiques et sociales difficiles. Des situations qui profitent à l’UDC. Dans les entretiens, on ne trouve, étonnamment, pas de doutes sur la capacité de l’UDC à défendre les catégories sociales les plus faibles. L’UDC, en mettant en valeur le peuple, en trouvant des boucs-émissaires (les étrangers, l’Europe), en dénonçant les profiteurs («faux réfugiés», «faux invalides»), semble réussir à mettre de côté, chez cette partie de l’électorat, toute sa dimension économique néolibérale.
Quels remèdes pour la gauche?
Ces constats doivent interpeller le PS et toute la gauche. Plusieurs pistes de solutions peuvent être envisagées.
Une réflexion sociologique est certainement la toute première chose à envisager. Le PS et toute la gauche doivent faire une meilleure analyse de la société actuelle et de ses classes sociales, afin de comprendre par exemple que les ouvriers de la production n’ont pas disparu ou encore que de nouvelles précarités se développent dans le secteur tertiaire.
Deuxièmement, une réflexion politique doit être engagée. Si l’on veut convaincre les travailleurs, il faut mettre l’accent sur les sujets sociaux, concrets et qui les touchent directement. La gauche doit également mettre davantage en évidence les liens de l’UDC avec le capital en Suisse, et ainsi dénoncer sans cesse sa politique néolibérale et ses conséquences très concrètes sur la vie des gens. Ainsi le PS, en collaboration avec les syndicats, devrait mieux thématiser les questions relatives au travail, à la prédominance de la finance sur les logiques industrielles, ou encore au mobbing et au stress.
Un troisième axe de réflexion s’oriente sur l’organisation du PS. Henri Rey, dans un ouvrage récent sur la composition sociale des adhérents du PS français, constate que les personnes bénéficiant d’un statut social privilégié y sont surreprésentés, alors que les ouvriers, les employés, les chômeurs y sont largement sous-représentés. Avec pour conséquence, selon lui, que l’expression des attentes des populations défavorisées ne parvient que de manière indirecte et souvent abstraite à la tête du parti. On ne peut donc que difficilement défendre les catégories populaires, sans les rencontrer dans son propre parti.
Finalement, parler des ouvriers et des catégories populaires peut être un remède simple à appliquer. Tel Pierre Mauroy qui avait dit à Lionel Jospin lors des Présidentielles françaises de 2002: «Ouvrier, ce n’est pas un gros mot».