Par Dan Gallin
Du Printemps de Prague, il reste en mémoire surtout sa fin dramatique: l’invasion de la Tchécoslovaquie, le 20 août 1968, par les armées de cinq pays du Pacte de Varsovie: URSS, Bulgarie, Hongrie, Pologne et RDA. L’invasion met fin à une tentative du Parti communiste tchécoslovaque (PCT) de se réformer, et de réformer du même coup l’Etat et la société qu’il avait créé, en y introduisant la démocratie.
Que s’était-il passé? La Tchécoslovaquie, seul parmi les pays de l’Europe de l’Est occupés par l’URSS, et avant d’être occupée par l’Allemagne nazie en 1939, avait été un pays avec une base industrielle forte et avancée, une démocratie parlementaire, avec des partis socialiste et communiste de masse, des syndicats puissants. Même le parti fondateur de l’Etat, le Parti socialiste national (PSNT), de tendance social-libérale, se réclamait du socialisme démocratique autant que du nationalisme tchèque.
La répression qui suivit le « coup de Prague », c’est à dire la prise du pouvoir par le PCT en 1948, aussi dure que partout ailleurs, ne parvenait cependant pas à faire oublier la culture démocratique enracinée dans toute l’histoire du pays.
Situation de la Tchécoslovaquie
Dans les années 1960 c’est un pays en crise: une crise économique, sociale, politique et morale. La planification bureaucratique de l’économie, privilégiant l’industrie lourde, aboutit à une impasse: de 1961 à 1965 le taux de croissance stagne, puis baisse, de même que les salaires. En janvier 1965, une réforme économique réhabilite les notions de rentabilité et de déconcentration, mais elle est sabotée par les bureaucrates qui ne laissent aucun pouvoir aux entreprises. Les techniciens et économistes rallient alors les oppositions politiques. Ces oppositions sont diverses, mais unies dans le refus du stalinisme des années 1950. Dès lors, la réforme économique et la liberté d’expression deviennent indissociables.
La société ne supporte plus d’être gouvernée par un régime répressif et borné. C’est une crise qui vient de loin et qui atteint l’ensemble du bloc soviétique (nous sommes à douze ans de 1956, année des révolutions hongroise et polonaise et du 20ème congrès du PC de l’URSS où Khrouchtchev dénonça la terreur stalinienne) mais en Tchécoslovaquie, c’est le PC qui tente lui-même de résoudre la crise en réformant le système par en-haut, avec le soutien de l’ensemble de la société.
Le Printemps de Prague commence en 1967 par une révolte des intellectuels. Les écrivains, réunis en congrès en mai-juin, réclament la liberté d’expression. Le pouvoir, monopolisé depuis 1956 par Antonin Novotny, à la fois premier secrétaire du PCT et président de la République, réagit par la répression.
Les réformateurs au pouvoir
Mais dès janvier 1968, les réformateurs ont la majorité dans le PCT: à leur tête, Alexander Dubček, premier secrétaire du PC slovaque, qui prend la direction du parti.
Novotny, encore président de la République, s’adresse aux ouvriers en attaquent les « forces de droite » et les intellectuels, ce qui porte le débat dans les usines où se constituent des comités pour la liberté de la presse. Les syndicats passent du côté des réformateurs.
Lors du 20ème anniversaire du « coup de Prague », en février, Dubček explique, dans un discours, la nécessité de réformer le système: le rôle du parti doit être de bâtir le socialisme sur des fondations économiques solides, un socialisme qui correspond aux traditions démocratiques de la Tchécoslovaquie.
Les syndicats et les organisations de jeunesse réclament la démission du président; fin mars, Novotny est remplacé par le général Ludvik Svoboda, vieux héros national et victime des épurations staliniennes.
En avril, Dubček annonce un programme de réformes: affirmation des libertés et droits fondamentaux (presse, expression, réunion, libre circulation des personnes); démocratisation (multipartisme, limitation des pouvoirs de la police politique); fédéralisme (reconnaissance à égalité des nations tchèque et slovaque); désatellisation (maintien de la coopération avec le bloc soviétique, mais aussi ouverture à l’Ouest); réformes économiques enfin: une plus grande autonomie des entreprises, passage de « l’étatisation » à la « socialisation ». Dubček déclare que le socialisme en Tchécoslovaquie sera désormais un « socialisme à visage humain. »
L’annonce des réformes entraîne une vague de libéralisation. Les procès politiques des années 1950 sont révisés et leurs victimes réhabilités: non seulement ceux des anciens dirigeants communistes, tels que Rudolf Slánský (1952), mais aussi celui de treize opposants politiques, en 1950, où quatre accusés furent condamnés à mort et exécutés, notamment la principale accusée, Milada Hóraková, députée du PSNT, et Záviš Kalandra, écrivain et journaliste trotskiste. Le Parti social-démocrate, « unifié » de force au PCT en 1948, est reconstitué.
Mobilisation ouvrière
Les réformes entraînent aussi une mobilisation ouvrière. La première réforme économique de 1965, qui avait été préparée par Ota Šik, économiste réformateur, comprenait, avec l’autonomie des entreprises, une forme de co-gestion par des conseils d’entreprise. En avril 1968, Šik est nommé vice premier ministre et chargé de l’économie et les réformes, bloquées en 1965, sont mises en application. Mais les conseils, dotés de pouvoirs de co-gestion limités, sont décidés d’aller plus loin: une conférence des organisations de base en juin revendique l’autogestion: le conseil gère l’entreprise collectivement, le directeur exécute, le conseil a le droit de veto sur ses décisions, le droit de grève est reconnu.
Fait remarquable, l’invasion n’arrive pas à arrêter le mouvement. En septembre 1968 19 conseils avaient déjà été créés; mais 260 autres sont créés entre le 1er octobre et le 1er janvier, alors que l’armée soviétique occupe le pays depuis le 21 août.
Invasion et résistances
Sur le plan militaire l’invasion n’avait pas rencontré de résistance, mais sur le plan politique la résistance passive de toute la population oblige l’occupant à passer un compromis avec Dubček, arrêté avec toute la direction du PCT et emmené à Moscou. Ce sont les accords de Moscou (27 août) qui justifient l’intervention armée, mais laissent le gouvernement provisoirement en place. (František Kriegel, président du Front national, est le seul à refuser sa signature). Le gouvernement, désormais sous haute surveillance par les dirigeants soviétiques, dans un pays occupé, devra graduellement annuler les acquis démocratiques du printemps: c’est la normalisation. Le Parti social-démocrate est de nouveau interdit. Mais le mouvement des conseils ouvriers se poursuit.
En janvier 1969, une première réunion nationale des conseils des travailleurs et comités préparatoires représentant 190 entreprises et 890 000 employés élabore un projet de « loi sur l’entreprise socialiste ». Le projet est considérablement amendé par le gouvernement: on en revient au modèle de cogestion, avec un tiers des sièges des conseils aux travailleurs élus, droit de veto de l’État et des directeurs. Or le modèle autogestionnaire s’approfondit et se précise dans l’opposition: 500 conseils existent au moment du congrès syndical de mars 1969. Leur nombre augmentera jusqu’à juin 1969.
Normalisation
La normalisation est cependant en marche. Le 17 avril, Dubček est remplacé par Gustáv Husák au poste de premier secrétaire du PCT: le projet de loi ne sera jamais adopté. Le 31 mai, Oldřich Černik, premier ministre, déclare qu’il rejette l’autogestion industrielle, car elle « rouvrirait la question du pouvoir ». Le 14 octobre, Husák fait un discours agressif contre les réformes à Škoda Plzen, dont le conseil se dissout lui-même le 11 novembre avant que les autorités ne s’en chargent. En juillet 1970 les conseils sont interdits. En 1972, la direction des syndicats normalisés conclut: « Les Conseils des travailleurs représentaient une forme anarcho-syndicaliste de passage à la liquidation de la propriété sociale globale ».
Bilan
L’historien Vladimir Claude Fišera récapitule: « Soulignons que les Conseils étaient un phénomène de masse: ils ont touchés plus d’un million de travailleurs et travailleuses, ils ont été élus à bulletin secret, avec en général deux fois plus de candidats que d’élus. Ils se sont créés à l’initiative des organisations de base des syndicats et du parti (plus de 50% des élus sont membres du PCT. … Dans les pires conditions, après l’invasion soviétique, ils ont su dépasser la résignation créée par un système bloqué, qui sécrète le conformisme. Ils ont su prendre sur eux la responsabilité de rompre avec un système dont ils n’étaient pas responsables. »
Černik avait raison de dire que le mouvement des conseils posait la question du pouvoir. En fait, en acceptant, même avec beaucoup de réserves, de remettre le pouvoir dans les mains du peuple, le PCT réformateur avait trahi les intérêts de classe de la bureaucratie dirigeante, non seulement en Tchécoslovaquie mais dans l’ensemble du bloc soviétique. Ne pouvant répondre sur le plan politique, celle-ci répondit sur le plan militaire. L’invasion était un aveu: la bureaucratie ne pouvait partager le pouvoir sous peine de la perdre entièrement, et une réforme du système était impossible.
Jiři Pelikán, directeur de la télévision tchécoslovaque en 1968, puis réfugié en Italie où il adhère au Parti socialiste, dit dans un interview à L’Humanité le 21 août 1988: « Je suis convaincu que la destruction du Printemps de Prague a bloqué les réformes nécessaires dans les pays du bloc soviétique et a contribué, par ses conséquences, à l’écroulement total du système totalitaire: jusqu’à l’URSS, où la perestroïka de Gorbatchev est arrivée trop tard… »
Notes biographiques
Alexandre Dubček : après sa destitution comme premier secrétaire du PCT, il est nommé ambassadeur en Turquie (1969-70), dans l’espoir qu’il demandera l’asile politique à l’Ouest. Il n’en fit rien, et fut exclu du parti en 1970. On lui attribue un poste d’employé dans l’administration des forêts en Slovaquie. En 1988, il est autorisé à voyager en Italie pour accepter un doctorat honoraire de l’Université de Bologne, et donne un interview à L’Unità. Lors de la « révolution de velours » de 1989, il apparaît en public avec Vaclav Havel et est acclamé par une foule enthousiaste. Il est élu porte-parole du Parlement fédéral tchécoslovaque et, en 1992, président du Parti social-démocrate slovaque, élu au Parlement. Il meurt en 1992, à l’âge de 71 ans, des suites d’un accident de voiture.
Ota Šik se trouve en vacances en Yougoslavie au moment de l’invasion soviétique d’août 1968. Il a alors gagné la Suisse où il a obtenu l’asile politique, puis, en 1983, la nationalité suisse. En 1970, Ota Šik a été nommé professeur d’économie comparée à l’Université de Saint-Gall, fonction qu’il a occupée jusqu’à sa retraite en 1990. Il s’est attaché à développer une « troisième voie » entre économie planifiée et économie de marché. Rappelé par le président Havel en 1989 comme conseiller économique, il marqua son désaccord avec le néo-libéralisme dominant (« je ne peux donner ma caution à une politique qui aboutit au chômage de milliers, peut-être de millions, de gens ») et retourne en Suisse. Il y retrouve sa passion première, la peinture. Il meurt en 2004, à l’âge de 84 ans.
František Kriegel: jeune communiste, il avait étudié la médecine, puis avait combattu avec les Brigades internationales en Espagne. Interné en France en 1939, il rejoint la Chine par l’intermédiaire de la Croix Rouge Norvégienne. Il s’enrôle comme médecin dans l’armée nationaliste chinoise en guerre contre l’invasion japonaise, ensuite participe avec des unités chinoises et américaines à la campagne d’Inde et de Birmanie. De retour en Tchécoslovaquie en 1945, il devint sous-secrétaire au Ministère de la Santé, mais dut quitter ce poste lors des épurations des années 1950. Il continua à travailler comme médecin et fut envoyé en 1960 à Cuba pour conseiller le gouvernement cubain sur l’organisation d’un service national de santé. A son retour, il refusa un poste dans l’organisation du parti mais fut élu en 1964 à l’Assemblée nationale et en 1966 au Comité central du PCT. Partisan du courant réformateur, il fait partie de l’équipe de Dubček et fut nommé président du Front national (une coalition de partis satellites du PCT) en 1968. Arrêté avec les autres dirigeants du PCT le 20 août 1968 et déporté à Moscou, il subit des pressions particulièrement brutales assorties d’injures anti-sémites. Néanmoins, il fut le seul à ne pas signer le protocole des accords de Moscou (« envoyez-moi en Sibérie ou fusillez-moi »). En octobre 1968, il est également l’un des trois députés à voter contre le « traité sur le séjour temporaire de l’armée soviétique ». Exclu du Comité central, puis du PCT, en 1969, il rejoint l’opposition. Il est parmi les premiers signataires de la Charte 77, manifeste de l’opposition, en janvier 1977. Il meurt à l’hôpital, sous contrôle policier, en 1979. La police saisit son corps, pour empêcher que ses funérailles donnent lieu à des manifestations.
Milada Hóraková née en 1901, elle fait des études de droit et milite au Parti socialiste national tchécoslovaque en 1926. Après l’occupation par l’Allemagne nazie en 1939, elle entre dans la résistance. Arrêtée par la Gestapo en 1940, elle est d’abord condamnée à mort, ensuite sa sentence est réduite à la prison à perpétuité et elle est déportée dans le camp de concentration de Theresienstadt, puis dans diverses prisons allemandes. Dès sa libération en 1945, elle se lance dans le combat pour la démocratie et le pluralisme politique, où elle affronte le Parti communiste. Elle est élue députée du PSNT à l’Assemblée nationale, mais démissionne après le « coup de Prague » en 1948. En septembre 1949 elle est arrêtée et accusée de comploter pour renverser le régime communiste. Le procès qui suit, fondé sur un « complot » imaginaire, suit le modèle des procès de Moscou des années 1930 – des experts soviétiques participent à sa préparation. Hóraková se défend avec courage et ne renie rien de ses convictions. Elle est condamnée à mort et pendue le 27 juin 1950.
Záviš Kalandra né en 1902 adhère au Parti communiste en 1924 après des études de philosophie et de philologie classique. Il devient journaliste communiste de renom et travaille successivement dans plusieurs journaux du parti. Esprit libre et érudit, il soumet les tendances intellectuelles de son temps à la critique marxiste, mais cherche aussi à faire sortir le marxisme de son isolement, s’efforce de concilier l’idéologie, la philosophie, la politique, l’histoire et l’art. Il dénonce, par exemple, les platitudes du « réalisme socialiste » et rejoint le groupe surréaliste tchèque. En 1936, il s’élève contre le premier procès de Moscou qu’il qualifie de « crime contre l’internationalisme prolétarien. » Il est exclu du PCT, rejoint l’opposition trotskiste et fonde un nouveau journal, Proletar. En 1938 il participe au regroupement des organisations trotskistes et devient co-fondateur du Parti socialiste révolutionnaire qui est anéanti sous l’occupation allemande. Kalandra est arrêté en 1939 et passe six ans dans les camps de concentration de Ravensbrück et de Mauthausen. Revenu à Prague en 1945, il est professeur d’histoire et milite dans le Parti social-démocrate où il s’efforce d’animer une tendance révolutionnaire. Il ré-écrit son œuvre majeure, « Le paganisme tchèque », une interprétation des racines historiques du peuple tchèque et des guerres hussites, œuvre qui avait été confisquée par la Gestapo en 1939. Son dernier livre, « La réalité du rêve » traite de la naissance des rêves et des mécanismes qui les engendrent. Kalandra est arrêté en 1949. Ayant été parmi les premiers à analyser les procès de Moscou, il sait ce qui l’attend. Il a quand même fallu trois jours et trois nuits de tortures pour lui faire réciter, au procès, l’aveu de crimes imaginaires et absurdes, « d’une voix ironique », selon des témoins. Il est condamné à mort et pendu en même temps que Milada Hóraková, le 27 juin 1950. Son ami André Breton avait prié Paul Eluard, membre du PCF, d’intervenir en sa faveur. Eluard répondit: « J’ai trop à faire avec les innocents qui clament leur innocence pour m’occuper des coupables qui clament leur culpabilité. »
Ludmila Brozova-Polednova, magistrate communiste à la retraite, est inculpée en août 2007 par le parquet de Prague pour « assassinat et complicité de meurtre » pour avoir activement participé, en tant que procureur, à la condamnation à mort de Milada Hóraková et de trois de ses co-accusés en 1950. L’accusée, âgée de 86 ans, invoqué son état de santé pour ne pas assister à son procès au tribunal municipal de Prague qui s’ouvre en octobre. L’acte d’accusation précise que « l’unique but de ce procès était de liquider les accusés ». Brozova-Polednova a « agi en contradiction avec la législation alors en vigueur. Elle était parfaitement consciente du fait que la décision sur la culpabilité et le châtiment avait été prise déjà avant le procès. » Dans sa déposition devant le tribunal, un ancien geôlier communiste l’a qualifiée de « sadique », en affirmant qu’elle avait « demandé au bourreau d’aggraver les souffrances de Mme. Hóraková lors de son exécution » et « avait ri à haute voix après le constat de sa mort. » Brozova-Polednova est condamnée à huit ans de prison et fait appel. En mars 2008, la Cour suprême de Prague arrête la procédure pour cause de prescription.