L’art de vider les caisses : entretien avec Aniko Fehr

Aniko Fehr est historienne. Elle a consacré sa thèse à l’histoire de la politique fiscale de la Confédération suisse entre les années 1958 et 1977. Pour Pages de gauche, elle a répondu à nos questions sur la notion de « politique des caisses vides ».

Dans le titre de ta thèse, tu mentionnes « l’art » de la Confédération suisse de « vider les caisses ». Pourquoi avoir choisi ces termes ? Et que recouvre la notion de « politique des caisses vides » ?
Parler de fiscalité, c’est en principe parler de l’art de remplir les caisses de l’État. Ainsi, le fait d’intituler une recherche autour de « l’art de vider les caisses » est donc déjà un paradoxe qui invite à s’interroger. Initialement, l’expression de « politique des caisses vides » a été formulée par Sébastien Guex dans un ouvrage de 1998 et désigne une orientation stratégique, une volonté délibérée : il ne s’agit pas d’un accident ou d’un simple effet conjoncturel. L’objectif n’est pas de « vider » les caisses au sens propre, mais de faire en sorte qu’elles ne se remplissent jamais trop, de maintenir les finances publiques à un niveau jugé « équilibré » afin de ne pas devoir répondre aux revendications sociales qu’autorise une démocratie parlementaire. Et cela passe notamment par une limitation des impôts, entre autres de ceux qui touchent les milieux possédants. Comme l’a décrit l’écrivain et sociologue autrichien Rudolf Goldscheid au début du 20ème siècle, il s’agit de maintenir un État pauvre pour pouvoir, le moment venu, justifier le refus de financer des dépenses qui ne serviraient pas les intérêts des milieux dominants et de la bourgeoisie. Autrement dit : derrière chaque crise budgétaire, il n’y a pas seulement des facteurs économiques, mais aussi une orientation politique assumée.


Quels sont les acteurs qui ont contribué à imposer cette orientation ?
Il faut rappeler qu’en Suisse, les cantons conservent une large autonomie sur le plan de la fiscalité, et que ma thèse se situe à l’échelle fédérale. Toutefois, si l’on se concentre sur la Confédération, on constate la continuité d’un phénomène bien analysé depuis la fin du 19ème siècle : le rôle décisif et l’influence du grand patronat et des milieux industriels et bancaires. Ces milieux disposent d’une influence considérable, liée à la manière dont l’État fédéral a été structuré dès 1848. Leur pouvoir repose à la fois sur l’influence de certaines de leurs organisations, sur leurs relais parlementaires, et sur des liens personnels privilégiés avec des personnalités influentes, dont notamment des conseillers fédéraux. Ils parviennent ainsi à orienter la politique fiscale helvétique en leur faveur, tout en consolidant la place financière suisse à l’international selon leurs intérêts.

Et du côté de l’administration fédérale ?
L’administration joue un rôle un peu différent. On y trouve des fonctionnaires chargés d’avoir une vision plus large, dont l’objectif consiste avant tout à maintenir un équilibre et un système. Dans les correspondances que j’ai consultées dans le cadre de mes recherches, on voit des mises en garde, des critiques, parfois même des tentatives de poser des limites face aux milieux patronaux et bancaires, notamment pour éviter de provoquer des levées de boucliers du côté des syndicats. Ainsi, les acteur·trice·s de l’administration fédérale cherchent parfois à freiner certaines pressions. Mais cela ne change pas la ligne générale : l’administration reste globalement alignée sur la préservation des intérêts dominants. Elle peut mettre des bâtons dans les roues à court terme, mais n’opère jamais de changement de cap.

Peut-on distinguer des tournants dans cette politique fiscale dans la période que tu as étudiée ?
L’un des apports de ma thèse a été de montrer que, malgré les spécificités politiques, sociales et économiques des années 1958-1977, la politique fiscale et financière de la Confédération suisse reste largement guidée par les principes ordo- et ultralibéraux établis depuis le début du 20e siècle. L’idée centrale demeure celle d’un État fédéral financièrement limité, dont les capacités d’intervention doivent rester faibles. Les écarts ponctuels que j’ai pu identifier, notamment l’augmentation des recettes et des dépenses durant les années 1960, apparaissent comme des ajustements de circonstance plutôt que comme un véritable changement de cap.
Bien qu’il n’y ait pas de changement d’orientation majeur, trois grandes phases se dégagent néanmoins. La première, qui s’étend entre 1958 et 1968, forme ce que j’ai appelé la « glorieuse décennie » : c’est une période de croissance où la politique des caisses vides se relâche temporairement. Malgré un régime fiscal qualifié de « minceur », les caisses se remplissent, ce qui permet à l’État de financer des investissements considérés comme nécessaires au développement du capitalisme suisse. En matière de politique des caisses vides, cette première phase est donc moins frontale et correspond à une « politique des petits pas » : une stratégie graduelle qui permet aux forces bourgeoises d’accumuler des succès successifs, notamment à travers l’amnistie fiscale générale de 1968. La seconde (1966-1973) est marquée par la recherche de nouvelles ressources pour la Confédération. Dans un contexte social plus conflictuel, cette période voit de légers rééquilibrages, avec des hausses d’impôts et l’abandon, par les milieux bourgeois, de certains privilèges fiscaux, essentiellement pour des raisons de politique intérieure. Enfin, la troisième phase (1974-1977) marque une rupture : les milieux d’affaire adoptent des positions très offensives et ainsi, la « politique des petits pas  » cède la place à une orientation résolument austéritaire, symbolisée par le retour en force de la « politique des caisses vides ».

Quelles résistances a-t-on observées face à cette politique ?
Cette question mérite d’être approfondie. À première vue, les résistances paraissent limitées : quelques voix discordantes existent, mais elles demeurent minoritaires. J’ai notamment relevé les positions ambivalentes de plusieurs parlementaires socialistes sur divers dossiers. À titre illustratif, le conseiller national socialiste saint-gallois Mathias Eggenberger adopte une attitude difficilement compréhensible pour un élu de gauche lors des débats sur les projets d’amnistie fiscale fédérale et sur les mesures de lutte contre la fraude. Comme d’autres élu·e·s socialistes, il défend un socialisme libéral. Cette même vision se retrouve dans d’autres dossiers sensibles, tels que le financement de l’AVS. Helmut Hubacher, conseiller national socialiste puis président du PSS, adopte lui aussi des positions accommodantes envers la droite bourgeoise lorsque celle-ci mène une offensive contre les contributions fédérales à l’AVS. Dans ce prolongement, on peut aussi s’étonner du soutien apporté en 1977 par la direction du PSS au « paquet Chevallaz », qui prévoit notamment l’introduction d’une TVA qui pèse lourdement sur les foyers aux revenus modestes.
Plus largement, les socialistes, au niveau fédéral, semblent renoncer à remettre en cause le système dans son ensemble, du moins pour la période étudiée. Leur action relève davantage d’une « politique des miettes » : une opposition de façade, sans réelle capacité ou volonté d’obstruction ou de rupture. Depuis les années 1930 et la paix du travail, syndicats et socialistes paraissent avoir fait le choix de la négociation et de la participation institutionnelle plutôt que celui de la contestation. Le camp bourgeois, de son côté, continue de concéder quelques avantages marginaux tout en conservant l’essentiel du pouvoir.

Quel regard portes-tu sur l’actualité ? Observe-t-on des inflexions récentes ?
Ce qui me frappe, c’est la continuité. On lit encore aujourd’hui régulièrement dans les journaux que « le déficit budgétaire est moins élevé que prévu », mais qu’il faut malgré tout poursuivre les économies. Et ces coupes touchent toujours les mêmes secteurs : hôpitaux publics, enseignement, accueil de jour… jamais l’armement, ni les F-35. En parallèle, des baisses d’impôts considérables sont en discussion et certaines sont même accordées. Dans le contexte actuel, je m’étonne de l’absence de contestation face à ce discours. La « politique des caisses vides » continue d’imprégner la vie politique suisse, sans même être remise en question.

La thèse d’Aniko Fehr, dirigée par Sébastien Guex, a été soutenue en 2023 et s’intitule « La politique fiscale de la Confédération suisse ou l’art de vider les caisses (1958-1977) ». Elle fera prochainement l’objet d’une publication.

Illustrations: image de Vienne entre 1926 et 1935, Collection du Wien Museum

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