L’adhésion de la Suisse à l’Union Européenne n’exige pas l’abandon de la neutralité. Fréquemment reprise, cette affirmation est correcte. En effet, d’une part, au contraire de l’OTAN, l’UE n’est pas une alliance militaire: ses membres ne sont pas liés par une clause d’assistance militaire et ne sont pas tenus de participer à des engagements armés. D’autre part, en matière de défense et de sécurité, chaque Etat peut faire usage de son droit de veto et bloquer une décision, ou alors s’abstenir et se soustraire ainsi à une opération commune, y compris dans sa dimension financière.
En fait, la Politique Etrangère et de Sécurité Commune (PESC) et la Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD) sont des domaines régis bien davantage par des processus de coopération que par des normes juridiques contraignantes. C’est pourquoi des pays tels que l’Autriche, la Finlande, l’Irlande ou la Suède sont sans difficulté à la fois neutres et membres de l’Union. En outre, même si par hasard le «Traité établissant une Constitution pour l’Europe» devait finalement entrer en vigueur, les principes actuels ne seraient en rien modifiés, aucun article ne prévoyant d’assistance militaire réciproque en cas d’agression. La compatibilité entre la neutralité et le statut de membre constitue un principe, qu’à ce jour personne ne songe à remettre en cause.
Pour la Suisse, l’adhésion serait d’autant moins problématique que ses visions en matière de sécurité rejoignent celles de l’Europe. Qu’il s’agisse du règlement pacifique des conflits, du maintien de la paix ou de la promotion des droits de l’Homme, les valeurs et les objectifs des deux entités sont parfaitement similaires. D’ailleurs, souvent, la Suisse diffère ses réactions face à l’actualité et attend que l’UE ait pris position pour mieux se placer dans son sillage. Elle évite ainsi de se trouver en décalage avec les démarches et la communication de ses voisins, sachant qu’une action isolée n’aurait pas de crédit.
Une adhésion possible et utile
Par conséquent, l’adhésion est non seulement compatible avec la neutralité, mais elle offre la possibilité de se positionner en amont des démarches. Autrement dit, le statut de membre tend à revaloriser l’action de la Suisse, même pour un citoyen attaché à la neutralité. Par la participation aux débats, la co-décision en matière de sécurité et de défense constitue un instrument élargissant la souveraineté d’un petit pays. Pour la gauche, cette capacité à contribuer à la définition de positions qui comptent sur la scène internationale, même avec la cautèle de la neutralité, est déjà en soi un gain souhaitable.
De plus, par définition, la gauche s’engage. Sa raison d’être tient au refus d’abandonner la vie de la cité aux circonstances. Sa vocation postule non pas l’escamotage des conflits, mais leur traitement en profondeur par la recherche constante de solutions servant l’intérêt général et la justice sociale. Dans ce sens, rien n’est moins de gauche qu’une neutralité pensée comme un moyen de s’en remettre aux autres pour assurer notre sécurité.
Or, ceux qui en Suisse agitent la neutralité comme une bannière isolationniste trompent l’opinion sur sa compatibilité avec l’adhésion, mais en plus dénaturent ce concept. Ils en font une valeur, un absolu, une fin en soi, alors qu’elle n’a jamais été qu’un moyen, tant pour la Suisse que pour la communauté internationale qui l’a reconnue.
Pour la gauche, que signifie la neutralité?
Cette notion a-t-elle encore un sens, alors que la division du monde en deux blocs a disparu, affaiblissant d’autant l’intérêt que pouvait avoir une petite place neutre offrant un lieu de négociations aux deux géants de la guerre froide? Peut-on encore lier la neutralité à une défense autonome aux frontières qui fait sourire et qui conduit à maintenir la conscription obligatoire pour des raisons idéologiques, tout en diminuant les effectifs pour des raisons financières? S’agissant de notre sécurité au coeur de l’Europe, peut-on encore se limiter au concept pudique d’«interopérabilité» des matériels, quand il s’agirait de discuter de l’«interaction» des politiques? N’est-il pas temps de penser notre contribution à la sécurité autrement qu’en ressassant les quatre syllabes de neutralité?
Il va sans dire que la droite nationaliste rejette avec effroi ces interrogations pourtant incontournables. Comme au plan économique, sous couvert d’identité et de traditions, elle se contente d’un laisser-faire qui abandonne la paix aux lois d’une sorte de marché des alliances, des coopérations ou des conflits, dont la Suisse aux mains blanches devrait se tenir à l’écart.
A l’inverse, ces questions sont celles des Socialistes. Elles participent de l’évaluation qui les incite à demander l’adhésion de la Suisse à l’UE. A gauche, n’est-ce pas précisément la tendance de chaque individu à vouloir rester neutre face à l’injustice ou à la guerre que nous essayons en permanence de dépasser?