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La lourde matérialité du virtuel

Gabriel Sidler •

Parmi les nombreux discours vantant les bénéfices supposés de la généralisation des technologies numériques, l’un des mythes les plus répandus est celui de la «dématérialisation». Supposées garantir un accès facilité et permanent de tou·te·s à «l’information», les technologies numériques auraient en outre accompli le singulier exploit de la faire s’évaporer dans les nuages, loin de toute contingence écologique et humaine.


Cette absurde prétention à la dématérialisation ne résiste pas un instant à l’analyse: outre le fait qu’un écran n’est en rien moins matériel qu’un livre, il implique quant à lui l’existence de tout un appareillage qui seul peut en garantir le bon fonctionnement.

Pour accéder à des informations par le biais d’internet, un ordinateur, branché ou rechargé sur le réseau électrique, devra se connecter à une antenne wifi, elle-même connectée à un satellite ou au réseau de câbles téléphoniques, jusqu’à être relié au lieu de stockage des données, serveur ou data center, éventuellement par le biais d’un câble de fibres optiques sous-marin installé au fond de l’océan et reliant un continent à l’autre.

Toutes ces infrastructures sont évidemment coûteuses en matières premières et en énergie, et ce d’autant plus que la durée de vie des objets se réduit de plus en plus grâce aux ravages conjugués de l’obsolescence programmée et du marketing. Leur production nécessite un approvisionnement permanent en matières premières, à commencer par les «terres rares», ces métaux indispensables aux outils numériques (et plus largement aux dites «technologies vertes») mais très faiblement présents sur terre, produits à 90% dans les mines chinoises dans des conditions écologiques et humaines déplorables.

Leur usage, ensuite, engloutit des parts croissantes d’énergie: on estime actuellement que le numérique dans son ensemble consomme 10 à 15% de l’électricité mondiale.

Enfin, les argumentaires nébuleux en faveur du cloud computing ou d’on ne sait quelle «quatrième révolution industrielle» ne doivent pas faire oublier que tous les outils qui forment leur base matérielle restent fabriqués à la chaîne, par des ouvrières·iers exploité·e·s aujourd’hui dans les usines asiatiques de façon tout aussi brutale et inhumaine que pouvaient l’être les prolétaires décrit·e·s par Engels dans La situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844.

Seule la division mondiale du travail a évolué, reléguant commodément hors de notre vue les travailleuses·eurs des mines ou des manufactures, pour lesquel·le·s peu de doutes subsistent quant au mirage de la prétendue «fin du travail».

Il conviendrait donc plutôt de s’interroger sur les effets idéologiques de ces discours sur la dématérialisation et la fin du travail, tant ils révèlent une profonde incapacité à penser la réalité des effets écologiques et sociaux de la généralisation des nouvelles technologies à l’échelle globale.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 173 (automne 2019).

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