Internet est largement perçu comme le porte-drapeau d’une «révolution technologique», à l’œuvre depuis quelques années de par le monde. On nous parle de «progrès», d’«évolution», d’un avenir meilleur, où chacun-e aurait accès au savoir, à la culture. Où tous les humains, quels qu’ils soient et d’où qu’ils soient, seraient virtuellement connectés les uns aux autres, et pourraient ainsi échanger, dialoguer, communiquer, à la manière d’une communauté. Une communauté où tou-te-s auraient la parole, car tou-te-s seraient enfin égaux. Halte, stop, arrêtons le tir. Derrière ce discours béatement unificateur et omniprésent se cachent un certain nombre d’enjeux. Il ne s’agit pas de prendre la posture opposée, et d’adopter un regard réactionnaire et anti-technologique, loin de là. Plutôt de se pencher sur un phénomène en pleine effervescence, mais qui comporte aussi, au-delà de ses réalisations certaines, une bonne part de mythes.
La société des individus
D’une part, il est indéniablement fantastique de pouvoir converser avec un ami, un membre de la famille, ou quiconque à l’autre bout de la planète, que l’on a pas si souvent l’occasion de voir. Mais d’autre part, qu’en est-il du fondement de nos sociétés qu’est le lien social? Seul, dans mon salon, devant mon ordinateur, je ne parle pas, je «chatte». Je n’ai pas de problème à aborder mon prochain pour parler de tout et de rien avec lui. Je peux rencontrer l’âme sœur, qui sait? Je peux mentir aussi, personne ne saura rien. Mais à l’autre bout de la ligne, je me fais des amis. Toujours seul, devant mon PC. Finie l’individualisation des pratiques, c’est du passé! On a communautarisé l’individualisme… Et si, à un niveau idéologique, l’individualisme est l’ennemi de la solidarité, ces considérations peuvent être assez utiles pour comprendre certains états de fait, comme la fracture numérique… Communauté virtuelle, disait-on.
Un nouveau créneau de l’économie globalisée
La fracture numérique est présentée comme une dérive de la révolution technologique, un accroc par rapport à ce qui devait être. Mais de quelle «révolution» parle-t-on? Sans entrer dans un débat académique pédant, la notion de progrès, au cœur-même du discours technophile qui sous-tend la promotion d’Internet par les gouvernements ou les entreprises, est inhérente à l’idéologie néo-libérale. Et bien des logiques à l’œuvre dans la diffusion et l’utilisation de la toile relèvent des procédés libéraux les plus classiques, répondent aux mêmes attentes, et reproduisent, voire creusent, les mêmes inégalités. Le «progrès» n’est qu’une unité de mesure, une échelle sur laquelle on classe, les individus et les sociétés. Ceux qui progressent sont «devant», ceux qui stagnent sont «derrière». Il n’y a aucune révolution! On est en plein dans la continuité de l’idéologie néo-libérale, et dès lors, comment s’étonner d’un ordre des choses qui suit pas à pas celui de l’accès aux soins, à l’eau, à l’éducation? Comment s’étonner que les milliards de francs que génère Internet, de la commercialisation des machines à l’exploitation des sites en passant par leur contenu, soient concentrés dans les poches d’un nombre restreint d’entreprises?
Un tableau gris foncé
Toutefois, comme dit plus haut, le tableau n’est pas tout noir. La cyberdissidence ou Indymedia ne sont que des exemples d’un panel mille fois plus vaste, et pour qui le web est l’unique manière d’exprimer leur propos et de le diffuser à large échelle. Même si force est de constater que seule une minorité s’inscrit dans une logique contestataire à un ordre établi, et que le rapport de force reste le même que celui à l’œuvre dans la vie, la vraie.