Stéphanie Pache •
La Suisse a conservé une structure fiscale archaïque que la plupart des pays occidentaux ont abandonné : l’imposition collective des « ménages », soit un calcul d’imposition fondé sur une seule déclaration par couple marié, avec ou sans enfant, et un barème spécifique de taxation pour cette catégorie de fiscalité. De façon amusante, la politique conservatrice à l’origine de cette disposition est aujourd’hui contestée par une initiative issue de la droite, qui s’était pourtant opposé jusqu’il y a peu à cette proposition de gauche. Le gouvernement fédéral a ainsi endossé l’objectif et proposé un contre-projet, approuvé en septembre 2024 par le Conseil national. Les travaux parlementaires suivent leur cours.
Ritournelle antisexiste
La gauche, y compris ce journal, défend depuis longtemps que l’imposition des ménages est une pratique patriarcale qui n’a pas sa place dans une société égalitaire. Le système a été conçu pour favoriser un modèle de famille conservateur avec un « chef de famille » (dénomination officielle) travaillant à temps plein pendant que bobonne s’occupe des enfants. Dans ce système, quand madame travaille, son travail est considéré comme un revenu d’appoint, et comme le note les Femmes socialistes suisses, ce revenu est fortement découragé dans le barème des ménages, plus progressif que celui de l’imposition des individus. Dans le patriarcat, il est en effet normal qu’il soit financièrement plus avantageux d’exploiter sa femme que de rémunérer des professionnel·le·s de l’éducation des enfants ou de laisser une femme être indépendante et avoir une carrière.
Tout change…
Doit-on alors comprendre le soutien de la droite à cette révision de la fiscalité comme une initiative féministe pour un modèle plus juste? Bien sûr que non, même si cela ne serait sans doute pas arrivé sans la croissance (limitée) du nombre de femmes dans les partis de droite et l’augmentation du nombre de travailleuses et du type de fonctions qu’elles occupent, et ce, malgré les politiques passéistes de la droite suisse au pouvoir. Moins de mariages, plus de femmes qui travaillent, et voilà la droite qui panique et hurle à l’injustice. Mais attention, l’injustice n’est pas pour cette dernière dans la division sexuée du travail salarié et domestique, mais dans le fait que les couples hétérosexuels (car l’enjeu est débattu indépendamment et bien avant la légalisation du mariage entre personnes de même sexe) ne paient pas les mêmes impôts selon qu’ils sont mariés ou non. Comme pour l’âge de la retraite ou pour l’obligation de servir, la mise à niveau n’est évidemment envisagée que dans le sens de la droite : moins d’impôts, la retraite plus tard et l’obligation de servir pour tout le monde. La droite (et le PSS malheureusement) parle même de « pénalisation » des couples mariés. Il fallait oser pour qualifier de pénalisation le fait de payer des impôts sur son revenu suffisamment élevé pour être taxé, mais c’est à ce genre d’indécence qu’on reconnaît la droite.
… pour que rien ne change
Les féministes vont devoir aussi remercier Avenir Suisse qui en 2020 a identifié l’imposition individuelle comme un moyen pour combattre un « manque à gagner » fiscal. Quel manque à gagner? Celui créé par les rabais fiscaux aux entreprises recommandés par Avenir Suisse? Ainsi, la réforme fiscale, bien que répondant sur le principe à des exigences d’égalité, revient pour la droite à encourager les femmes à travailler plus pour financer individuellement les services qui profitent à de grandes entreprises. C’est ça la justice de droite. Surtout que rien n’est proposé pour lutter contre le problème persistant de la division inégale du travail salarié et domestique entre les femmes et les hommes. Bien au contraire, l’augmentation du montant de déduction pour enfant risque même d’aggraver le problème en étendant le modèle patriarcal de l’imposition des ménages aux couples non mariés, plutôt que d’augmenter la déduction pour les services de garde d’enfant, plus à même de soutenir spécifiquement le travail des femmes. Même Avenir Suisse critique cette mesure. Or, comme le résume bien l’économiste féministe Hélène Périvier, bien loin de l’égalité, notre société est passée « de madame Au-Foyer à madame Gagne-Miettes », alors que « monsieur Gagne-Pain » s’en sort toujours.
Illustration: La famille Schniefer regarde la télévision dans la maison de la ferme familiale située près de Milestone (Saskatchewan), décembre 1956
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