De nos jours, la précarité est transversale aux corps de métiers, aux degrés de qualification, aux âges, etc. Cela n’est pas sans poser, on s’en doute, de questions en termes de stratégies syndicales et des intérêts communs autour desquels mobiliser une population si variée.
Or, avant de penser à comment «mobiliser ensemble» la population des précaires, dans toute sa diversité, il s’agit pour les syndicats de revoir d’abord un certain nombre de leurs objectifs, de leurs aspirations, de leur conception de la construction syndicale.
Des terrains très différents
Car on ne mobilise pas de la même manière sur un chantier que dans une boutique de mode! Certains secteurs sont historiquement rompus à l’activité et l’information syndicale, et ont toujours un taux de syndicalisation des plus élevés. Dans d’autres secteurs la donne est toute autre. Le cas du tertiaire (commerce de détail, restauration, services…) est emblématique. Ces branches sont l’émanation même de la tertiarisation de la société, de la mutation de l’économie industrielle à une économie des services et de la consommation. Ce secteur emploie la majorité de la population active en Suisse, et ne compte que 2% de taux de syndicalisation! Un simple calcul montre l’urgence: toutes les études démontrent que les secteurs à haut taux de syndicalisation sont confrontés à moins de violations du droit du travail que les secteurs qui sont peu syndiqués. Et pas besoin d’être un expert pour savoir que dans les magasins et les restaurants, c’est souvent le chaos le plus total qui règne et qui régit les conditions d’emploi et de travail… Dans ces secteurs, l’objectif prioritaire doit être la pression pour l’introduction de Conventions collectives le plus étendues possible. Mais pour ce faire, il faut des membres syndiqués… On le comprend bien, ce n’est donc pas avec les mêmes discours, les mêmes éléments rassembleurs que l’on va aller démarcher un chantier, un magasin, mais aussi une université, une poste, un journal… Différence de discours, car différence d’objectifs, de culture syndicale, de priorités. Cela semble banal, mais contribue à occulter un point essentiel: comment faire lutter ensemble des travailleur-se-s si différents, et aux intérêts si variés? A l’heure actuelle cela semble difficile, peut-être bien parce que la question de la généralisation de la précarité n’a pas été correctement cernée par les syndicats, et par conséquent les milieux politiques.
Des difficultés à rassembler
Bien entendu, ces différentes catégories de population présentent également des caractéristiques communes, in primis la soumission à la loi du capitalisme acharné, des attaques contre leurs conditions de travail et de la précarité menaçante. Mais, et c’est tout le problème, de fortes différences existent également. A commencer par la composition-même des différents corps de métier cités. De l’intellectuel fils de médecin au maçon avec un permis L, en passant par le sommelier sans-papiers et la vendeuse en boutique, il va de soi que l’on se heurte à des situations que les personnes intéressées elles-même ont de la peine à concevoir comme relevant d’une problématique globale.
Car certes, la précarité, ou la menace omniprésente qu’elle représente pour les travailleur-se-s, est la cause première des nombreux problèmes que rencontrent les salariés (économiques, sociaux, familiaux). Mais cette insécurité sociale généralisée agit aussi comme principal frein à la revendication de ses droits,
…on ne mobilise pas de la même manière sur un chantier que dans une boutique…
à la syndicalisation, à la mobilisation et à l’action… Comment oser aller exiger un salaire «conventionnel», réclamer une adaptation de ses conditions d’engagement, attaquer son employeur quand on connaît la pression que représente le chômage? Sans parler des actes d’intimidation fréquents dont est victime le personnel syndiqué, ou des licenciements au nez et à la barbe de la liberté syndicale. Dans certains secteurs, comme le commerce de détail, il n’est pas rare d’entendre le personnel affirmer que la direction «interdit» tout bonnement à ses employé-e-s de se syndiquer, étouffant par là-même dans l’œuf le simple accès à l’information syndicale.
Un examen en profondeur, pour des objectifs nouveaux
Toutes ces difficultés découlant de la grande diversité, cette donnée nouvelle, du «précariat» ne doit pourtant pas décourager les syndicats, et plutôt les pousser à une réflexion de fond au sujet de leurs stratégies, objectifs, et des enjeux dont ils sont en charge.
Le fait est que les syndicats encore trop souvent posent comme principe de base l’emploi-stable, à 100%, avec contrat à durée indéterminée, etc. C’est en fonction de cet objectif qu’ils établissent leurs stratégies et mènent leurs actions. Or, c’est renier la triste réalité! L’emploi précaire est désormais, à tous les titres, une forme d’emploi institutionnalisée, et il s’agit maintenant d’agir non plus sur le type d’emploi, mais bel et bien sur le parcours professionnel individuel et collectif! Comme le dit le sociologue français Robert Castel: «l’une des possibili-tés serait de rattacher les protections et les droits à la personne du travailleur lui-même et plus seulement au statut de l’emploi comme c’était le cas. De sorte que le travailleur garderait ses droits, des droits, en période de non emploi, il pourrait alors se former pour être capable de changer d’emploi. Ce serait un moyen de constituer des sécurités».
Assurer la sécurité des parcours ce n’est pas renoncer à garantir des conditions de travail décentes. C’est admettre que la première, de nos jours, compte autant que les secondes, que salariat n’est plus synonyme de sécurité sur le long terme. C’est admettre que ce n’est pas aux salarié-e-s de payer l’instabilité d’une économie spéculative et mondialisée. C’est mobiliser les travailleu-se-s de tous les secteurs confondus autour de leur principal point commun: l’insécurité sociale ambiante. C’est rendre responsable l’ensemble de la société des «risques» de la précarité, et par la même de sa prise en charge. Un enjeu de taille certes, qui relève autant de l’économique que du philosophique quasiment, mais désormais inéluctable.