«Il est important de constater la précarisation des conditions de travail à l’AIG»

Entretien avec Jamshid Pouranpir (secrétaire syndical SSP trafic aérien) •

Afin d’en savoir plus sur l’actualité syndicale a l’aéroport international de Geneve (AIG), nous avons rencontré dans les locaux du SSP trafic aérien son secrétaire syndical Jamshid Pouranpir.

Swissport Genève a demandé un droit de réponse à cet entretien que vous pouvez retrouvez ici.


Quelle est la structure de l’AIG?

L’unique actionnaire de l’aéroport international de Genève est, contrairement au cas zurichois par exemple, l’État de Genève. Bien qu’il soit l’entière propriété du canton, moins de 10% de ses 11’000 employé·e·s disposent d’un contrat de travail de droit public. Par ailleurs, l’AIG est dirigé par un Conseil d’administration (CA) regroupant des représentant·e·s des communes environnantes, des groupes politiques présents au Grand Conseil, du personnel ainsi que des expert·e·s externes. Le Conseil d’État, lui, ne dispose plus que d’un poste d’observateur sans droit de vote. Entre les délégué·e·s des partis de gauche, du personnel ainsi que de temps en temps de communes environnantes, moins d’un tiers du CA pourrait être favorable aux thématiques syndicales; ce qui n’est évidemment absolument pas représentatif des équilibres de pouvoir dans le canton.

Quels sont les principaux problèmes rencontrés à l’aéroport?

Pour moi, le principal problème c’est la privatisation rampante de l’aéroport. Les entreprises sont mises en concurrence en son sein, ce qui provoque une grave dégradation des conditions de travail. En tant que Syndicat des services publics, nous pensons que la formation, la santé et les transports doivent être sous contrôle public; l’aéroport devrait donc être à l’abri de tout intérêt privé. Selon nous, l’AIG, qui actuellement est livré aux multinationales et aux fonds d’investissement, est un laboratoire de sous-enchère et de casse sociale à travers la privatisation. Si rien n’est fait, ce qui se passe à l’aéroport atteindra également les hôpitaux, les universités, les écoles…

Comment se matérialisent cette concurrence et cette dégradation des conditions de travail?

Swissport, qui est un fournisseur de services (bagages, services aux passagères·ers…) pour les compagnies aériennes et les aéroports, est le pire exemple en la matière. L’entreprise était par le passé une division de Swissair — et était donc un employeur de droit privé très majoritairement détenu par les cantons et la Confédération — dans laquelle les conditions de travail étaient bonnes. Désormais, c’est la pire entreprise en termes de casse sociale à l’aéroport.

Dans l’optique de réduire le plus possible ses couts, Swissport est passé maître dans la sous-traitance en chaîne. Si la multinationale est mandatée par l’aéroport pour s’occuper des avions après leur atterrissage (les nettoyer, vider leurs bagages, changer leur eau…), elle a elle-même mandaté ISS, Canonica ou Vebego. Il faut savoir qu’à chaque maillon supplémentaire de la chaîne de sous-traitance, les conditions de travail se détériorent.

Une autre astuce de Swissport pour fuir ses responsabilités sociales envers ses employé·e·s se matérialise à travers l’exemple de Checkport. Cette dernière est une entreprise de sécurité qui appartient à la première. Quand Swissport est en sous-effectif à l’aéroport, au lieu d’engager des personnes, elle appelle à l’aide des travailleuses·eurs de Checkport. L’idée est de réaliser ainsi des économies étant donné que les personnes employées par Checkport sont moins bien rémunérées, car soumises à une CCT de la sécurité moins favorable…

Pour comprendre le comportement de Swissport, il faut avoir à l’esprit que l’entreprise est une poule aux œufs d’or que se disputent les fonds d’investissement internationaux. En 2010, un fonds espagnol a vendu Swissport pour quasi un milliard a un autre appartenant à la banque BNP Paribas. Cinq ans plus tard, la même entreprise est cédée pour trois fois plus chères à une compagnie détenue par l’État chinois. En décembre dernier, soit de nouveaux cinq ans après son acquisition, Swissport est acquise à un prix inconnu par des fonds d’investissement américains et anglais. Au regard de l’appétit que Swissport suscite auprès des fonds d’investissement, l’affaire doit tout de même être très intéressante; pourtant sa direction n’arrête pas de nous parler d’économie pour éviter les pertes.

Quelles conséquences la privatisation a-t-elle sur le fonctionnement de l’aéroport?

Tous les très nombreux scandales de ces dernières années ayant eu lieu à l’aéroport sont liés à ce processus de privatisation rampante. Il y a une gestion délétère des deniers publics et des dérives incroyables dans l’attribution des marchés publics. Pierre Maudet, lors de son fameux voyage à Abu Dhabi en novembre 2015, a par exemple rencontré le prince héritier des Émirats arabes unis. Quelques mois plus tard, début 2016, le mandat de la concession de l’assistance au sol a été donné à Swissport et à Dnata. Les initiales de cette dernière signifient Dubai national airline assistance. C’est donc une entreprise émiratie, qui appartient à un fonds d’investissement dirigé par le prince héritier que Maudet a rencontré à Abu Dhabi. Nous avons de sérieux doutes sur la régularité de cette attribution de mandat. La justice a, d’ailleurs, ouvert une enquête à ce sujet.

À quoi ressemble le travail à l’AIG?

L’ouvrière·er moyen·ne à l’aéroport commence à travailler à quatre ou cinq heures du matin. Ses horaires sont extrêmement flexibles, elle ou il peut travailler un jour très tôt le matin et le jour d’après tard le soir, ce qui perturbe le rythme de sommeil — et est donc mauvais pour la santé et incompatible avec une vie familiale saine. La loi sur le travail oblige pourtant les employeurs à donner le planning de travail au moins deux semaines à l’avance. Ce n’est plus le cas ici à l’aéroport et ce ne sont pas les dénonciations qui manquent. L’entreprise Dnata a, par exemple, une application smartphone interne qui distribue les plannings le mercredi soir pour le vendredi, c’est-à-dire pour 24 heures après. Planning qui peut entre-temps encore subir des modifications; le personnel est donc constamment obligé de consulter son smartphone.

Comment améliorer les conditions de travail?

Il est très important de constater la précarisation des conditions de travail à l’AIG. S’il est possible de vivre à Genève avec le nouveau salaire minimum genevois, les employeurs n’engagent désormais plus qu’à temps partiel, si ce n’est carrément sur appel. La flexibilité demandée est désormais telle que même pour un·e étudiant·e, il n’est plus possible de travailler à l’aéroport. Le seul intérêt restant de ces emplois est d’être légèrement mieux rémunéré qu’un SMIC français (1’258€). Le patronat capitalise alors sur la libre circulation pour dégrader les conditions de travail et faire émerger une haine anti-frontalière sur laquelle l’extrême droite pourra surfer. La solution, c’est le renforcement des mesures d’accompagnement, mais également des législations cantonales et fédérales.

Peux-tu nous en dire davantage sur l’adoption d’un salaire minimum à Genève?

C’est une énorme avancée sociale. Beaucoup de personnes ont été concernées par la mesure à l’aéroport de Genève que cela soit dans restauration, la vente, la coiffure, le nettoyage, chez Swissport, Dnata et même Swiss. Certaines CCT ont même dû être revues à la hausse! Toutefois, certaines entreprises ne l’appliquent pas encore. L’État leur accorde un délai d’adaptation, ce qui est à mon avis inacceptable étant donné que le peuple a tranché et que la loi en question est déjà entrée en vigueur. Désormais, il faudrait surtout renforcer l’inspection du travail afin qu’il y ait plus de contrôle et que la mesure soit réellement mise en place partout.

Quel est le panorama syndical de l’aéroport ?

Sur l’aéroport sont actifs les grands syndicats genevois (SSP, SEV, UNIA, syndicom, SIT), ainsi que des microsyndicats corporatifs regroupant par exemple les pilotes d’easyJet ou le personnel de cabine de Swiss, mais également un nouveau venu Avenir syndical. Ce dernier — qui a notamment été fondé par un ancien syndicaliste du SSP accusé de harcèlement sexuel — a débarqué à la suite de l’un de nos échecs pour obtenir une bonne CCT chez Swissport. Nous avons, en effet, avec le SEV échoué à signer une bonne convention collective de travail (CCT) avec Swissport et sommes tombés dans le vide conventionnel. Le patron a alors profité d’une trop faible mobilisation des employé·e·s pour effectuer des coupes dans les salaires ainsi que dans la caisse de pension et prendre de nombreuses autres mesures antisociales. Avenir syndical a alors débarqué, nous a accusé de tous les maux et s’est présenté en grand sauveur. Si j’ai pu avoir la crainte d’un affaiblissement du SSP, ce dernier n’est heureusement jamais arrivé. Après un débrayage et une grève, nous avons pu signer entre le SSP, le SEV, Avenir syndical et Swissport une CCT de crise.

Qu’est-ce qui est spécifique au travail syndical à l’aéroport ?

L’aéroport a ceci de commun avec certains autres services publics comme les hôpitaux qu’il est ouvert 365 jours par année et que les horaires de travail y sont très fluctuants. Toutefois, contrairement à un hôpital, la plupart des emplois ici ne sont pas de droit public. Les salaires et les caisses de pension ne sont pas non plus sous contrôle public. Si avant, j’ai parlé des mauvaises conditions de travail à Swissport, je parlais, la, encore d’employé·e·s au moins soumis à la loi suisse sur le travail. Si cette dernière n’est déjà pas très protectrice, c’est encore bien pire pour la loi sur l’aviation civile qui règle les conditions de travail du personnel navigant. Celui-ci a des conditions de travail encore plus flexibles avec des horaires pouvant durer jusqu’à 14 heures par jour et un temps de sommeil pouvant être raccourci à six heures. De plus, le personnel de la plupart des compagnies aériennes actives à Genève n’est pas soumis au droit suisse, mais à celui du pays de la compagnie. Emirates, qui s’est par exemple beaucoup développé ces dernières années, applique le droit du travail émirati a ses travailleuses·euses.

Comment combiner transition écologique et syndicalisme aéroportuaire ?

C’est une question assez sensible pour nous. À Genève, le SSP trafic aérien a participé à la création d’une plateforme nommée Urgence convergences, qui regroupe syndicats, partis de gauche et mouvements climatiques. Le compromis trouvé consiste en la réduction de la pollution atmosphérique, mais également sonore de l’aéroport sans casse sociale. L’idée est que le Conseil d’État reclasse tous les postes de travail supprimé à l’aéroport dans d’autres secteurs. Plusieurs de nos anciens membres sont, par exemple, devenu·e·s conductrices·eurs aux Transports publics genevois (TPG).

Quelles sont les principales discriminations rencontrées à l’aéroport ?

Le salaire d’un bagagiste, qui est un métier typiquement masculin, est par exemple drastiquement plus élevé que celui d’une personne active dans le service passager, qui est quasi exclusivement féminin. De plus, seule la pénibilité de cette première catégorie d’emploi est reconnue et valorisée par une prime. Néanmoins, la personne employée au service passager doit aussi porter des valises, est assise toute la journée, plus exposée aux virus, a l’agressivité de certain·e·s passagères·ers et dépendante des aléas de la climatisation et du chauffage. Un autre aspect, c’est la main-d’œuvre extra-européenne. Je n’ai jamais vu un·e Suisse·sse, rarement un·e Français·e, employé·e dans le secteur du nettoyage. Ce sont très souvent des requérant·e·s d’asile maîtrisant mal le français et ne disposant d’aucun diplôme reconnu.

Propos recueillis par Joakim Martins.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 182 (hiver 2021-2022).

Crédits image: Phil Mosley sur Unsplash.

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