Défense européenne : ce qui importe vraiment pour la gauche

Manifestation_Ukraine_Genf

Hanna Perekhoda • Comité Ukraine

Pendant des décennies, les pays européens ont sous-investi dans la défense, s’appuyant sur la puissance militaire américaine et partant du principe qu’un conflit à grande échelle sur le continent était une chose du passé. Cependant, la guerre d’agression que mène la Russie, combinée au changement dramatique de la politique étrangère américaine auquel nous assistons aujourd’hui, a mis en évidence la vulnérabilité de l’Europe. Avec l’abandon par les États-Unis de l’Ukraine, pays qui constitue désormais la dernière ligne de défense de la sécurité européenne, l’Europe est à un moment décisif.

Alors que l’autoritarisme se développe à l’échelle mondiale et que les alliances militaires s’effritent, la question de la sécurité militaire ne peut plus être ignorée. La vraie question qui se pose maintenant, en particulier pour la gauche, est de savoir si elle a un programme concret pour faire face à cette crise. Si elle se contente de continuer à déplorer la militarisation sans proposer de solutions aux menaces très réelles de sécurité, elle désertera la politique dans son ensemble, abandonnant la société au profit de sa propre pureté idéologique et de son auto-indulgence. Au lieu de brandir des slogans stériles et d’éviter par là même toute responsabilité – un comportement symptomatique d’un enfermement subit dans l’individualisme capitaliste – la gauche doit proposer des solutions tangibles pour la société dont elle fait partie.

Peser contre l’option austéritaire

Garantir la défense, c’est y investir de l’argent. Précisément, nous n’avons que trois solutions pour en trouver. L’approche la plus dangereuse et conservatrice serait de réduire les dépenses sociales pour financer l’effort militaire. C’est la voie proposée par l’orthodoxie néolibérale : réduire les budgets de la santé, de l’éducation, des retraites et de la protection sociale pour réorienter les fonds vers la défense. Bien sûr, ils ne le disent pas en ces termes, affirmant plutôt, comme le Président Macron, qu’ils veulent augmenter les dépenses militaires « sans augmenter les impôts ». Pourtant, il est évident qu’affaiblir la Sécurité sociale creuserait les inégalités, exacerberait les tensions sociales et, en fin de compte, déstabiliserait les démocraties de l’intérieur. À l’heure où le populisme d’extrême droite gagne du terrain, imposer l’austérité renforcerait rapidement les forces antidémocratiques. Compte tenu du soutien manifeste de la Russie et des États-Unis à ces forces, une telle mesure est exactement ce qu’espèrent Trump et Poutine.

Une autre solution consisterait à augmenter les impôts des ultrariches et des multinationales. L’Europe abrite certaines des personnes les plus riches et des entreprises les plus lucratives du monde, dont beaucoup ont énormément bénéficié de la stabilité du continent. Ceux qui ont le plus profité de la démocratie devraient contribuer le plus à sa défense. La mise en place d’impôts progressifs sur la fortune, d’impôts sur l’énergie et de réglementations plus strictes en matière d’impôt sur les sociétés pourrait générer des recettes sans nuire aux citoyen·ne·s ordinaires. Toutefois, une telle stratégie nécessite une forte coordination pour empêcher la fuite des capitaux, car les milliardaires et les entreprises tenteraient sans aucun doute de se délocaliser vers des juridictions à faible fiscalité. La récente annonce par Trump de visas dorés pour les ultrariches indique qu’il se prépare déjà à un tel scénario, en se proposant comme refuge pour les fraudeurs·ses fiscaux·les.

Confiscation des avoirs sans paradis fiscal

La Suisse, quant à elle, n’est pas dans l’UE pour cette raison même : elle cherche à rester un paradis fiscal. Ce n’est pas nouveau. Pendant les périodes de crises internationales, lorsque les pays augmentaient les impôts pour financer leurs efforts de guerre, la Suisse accueillait les milliardaires à bras ouverts et devenait indécemment riche par la même occasion. Elle pourrait bien utiliser à nouveau la même stratégie. La complaisance de Karin Keller-Sutter vis-à-vis de JD Vance n’est pas une coïncidence. Les autorités suisses veulent rassurer leurs client·e·s potentiel·le·s : leur argent sera toujours en sécurité et elles n’hésiteront pas à fermer les yeux sur des actes d’irrespect ou d’agression contre des pays européens.

La troisième option consiste à confisquer les 300 milliards d’euros d’actifs gelés de la banque centrale russe et à les utiliser pour financer la défense de l’Ukraine et renforcer la sécurité européenne. Cela permettrait de tenir la Russie financièrement responsable de ses crimes de guerre tout en évitant des charges supplémentaires pour les citoyen·ne·s européen·ne·s. Cependant, les autorités européennes craignent qu’une telle mesure ne crée un précédent qui pourrait rendre leurs systèmes financiers moins fiables aux yeux de ceux qui envahissent des États souverains et commettent des crimes de guerre. En effet, cette justice serait un précédent dangereux dans un système fondé sur la protection des intérêts des riches et des puissant·e·s. Si nous devions reconnaître des normes morales dans notre cadre socio-économique, cela risquerait de mettre en péril les fondements mêmes du capitalisme. C’est en effet un scénario impensable pour celles et ceux qui profitent de ces injustices.

Garantir une zone démocratique

Celles et ceux qui prônent la démilitarisation sont confronté·e·s à une dure réalité : la Russie mène déjà la guerre contre l’Ukraine, a violé le droit international et s’engage activement dans une guerre hybride au sein des États de l’UE. Si les partis de gauche veulent être influents, ils doivent adopter une position claire sur la stratégie de défense. Ignorer la sécurité militaire ne ferait que permettre aux forces de droite de dominer les débats, et dépeindre la gauche comme naïve et déconnectée de la réalité – et, dans ce cas, elles n’auraient pas entièrement tort.

La gauche doit rejeter le faux dilemme entre justice sociale et sécurité nationale. La sécurité ne doit pas être financée en réduisant les retraites ou les soins de santé, mais en veillant à ce que les milliardaires et les multinationales contribuent davantage. Elle pourrait faire pression pour une justice fiscale, pour combler les lacunes qui permettent aux entreprises d’échapper à l’impôt et pour sévir contre les paradis fiscaux offshore. Le rôle de la gauche suisse est crucial à cet égard.

Plutôt que d’augmenter massivement son propre budget militaire, l’Europe pourrait renforcer ses mécanismes de sécurité collective. La sécurité énergétique doit être considérée comme faisant partie de la stratégie militaire : en réduisant notre dépendance aux combustibles fossiles russes, nous pouvons empêcher un futur chantage économique de la part de Poutine. Même sans augmenter son armée conventionnelle, l’Europe peut et doit renforcer sa cyberdéfense, le partage de renseignements, la neutralisation de la propagande russe et la mise en application de mesures juridiques contre son ingérence électorale. La création d’un projet de défense européen multilatéral, indépendant de l’influence américaine, mérite d’être étudiée. La diplomatie, elle aussi devra être repensée. S’engager avec l’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie pourrait contrebalancer l’influence des États-Unis, de la Chine et de la Russie et limiter les options économiques de cette dernière.

Mais surtout, la gauche doit faire pression de toute urgence pour la confiscation des actifs de l’État russe. Retarder cette décision pour ménager les élites financières ne fait qu’encourager les forces d’agression.

Illustration : Manifestation en soutien à l’Ukraine, Genève

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