Voilà dix-sept ans que Pinochet a cédé le pouvoir. Mais ce départ «volontaire» lui a permis de laisser en place un système complet auquel le gouvernement de centre-gauche ne semble pas vouloir s’attaquer sans une pression continue de la société civile.
Le 5 octobre 1988, en refusant, à 56% la réforme constitutionnelle de Pinochet, les Chiliens remettent leur pays sur les rails de la démocratie. Quelques mois plus tard, Patricio Aylwin – de la démocratie chrétienne – devient le premier président élu depuis Salvador Allende, seize ans après le coup d’état militaire. Dès lors, les présidents issus de la Concertación de centre gauche (parti socialiste, parti radical et démocratie chrétienne) se sont succédés au pouvoir, l’emportant systématiquement sur les candidats de la coalition de droite, l’Alianza, grâce au soutien, lors des deuxièmes tours, de la gauche extra-parlementaire Juntos podemos (dont les principales composantes sont le parti communiste et le parti humaniste).
Une démocratie négociée
Certes, il est merveilleux d’avoir fait élire une femme socialiste à la présidence mais cela suffit-il pour faire du Chili le pays progressiste que l’on nous vend en Occident? En observant les structures du pays, on se rend compte que celui-ci a peu évolué depuis le retour de la démocratie. En dix-sept ans de pouvoir, la Concertación n’a pas su – ou voulu – se débarrasser entièrement de l’héritage de la dictature. En effet, la dictature a négocié son départ et l’instauration de la démocratie a résulté d’un pacte entre les militaires et les partis politiques.
Sur le plan économique, la dictature a fait du Chili, dans les années 80, un laboratoire néolibéral. La Concertación n’a pas remis en cause cette politique; elle en a assuré la continuité en adhérant sans réserve au Consensus de Washington de 1989, pacte se proposant d’appliquer les recettes néolibérales aux pays émergents, d’Amérique Latine notamment. Sur le plan du droit du travail, la dictature a tenté de briser toute velléité syndicale en mettant en place une législation qui ne permet les négociations qu’au niveau de l’entreprise. Malgré la non-conformité de cette disposition aux règles fixées par l’Organisation Internationale du Travail qui garantit la possibilité de pouvoir négocier par secteur, les gouvernements démocratiques successifs la font perdurer.
Sur le plan politique, la dictature a bâti une constitution dont la pierre angulaire est l’exclusion: le système majoritaire règne en maître et ne permet que l’existence de deux grandes formations. Une réforme de la constitution est réclamée à grands cris par l’opposition de gauche et par une part de la Concertación mais sans succès jusqu’à présent.
Au niveau de la formation, ce n’est guère mieux: la loi qui régit actuellement l’éducation fut concoctée par Pinochet et représente ce qui se fait de plus néolibéral en la matière: un réseau d’universités privées dont le seul outil de sélection est l’argent et un enseignement public en manque structurel de financement forment la colonne vertébrale du système.
Derrière un discours politique qui clame régulièrement «la fin de la transition», «le retour de la démocratie», les chiliens ne s’y trompent pas. Ils ne sont que 31% à faire confiance au gouvernement, 17% aux tribunaux, 13% au congrès et 7% aux partis politiques. Dix-sept ans n’ont pas suffi pour que la population accorde crédit à ses institutions.
Temps de contestations
Si, dans les premières années de la démocratie, toutes les forces progressistes – sous forme d’union sacrée – furent tournées vers la reconstruction du pays, la grogne monte. Au printemps 2006, ce sont les lycéens – surnommés pinguinos en raison de leurs uniformes – qui initièrent la première contestation d’envergure contre le gouvernement, réclamant la refonte du système d’éducation. Manifestations, grèves et répressions se sont succédées jusqu’à ce que le gouvernement accepte de lancer une réforme dans laquelle il est empêtré aujourd’hui encore. Au printemps passé, ce sont les travailleurs forestiers qui se mobilisèrent contre leurs conditions de travail et leur bas salaire, poussant le géant de la branche, Bosques Arauco, à négocier. Enfin, un conflit historique a ébranlé, tout l’été, le secteur du cuivre, une ressource-clef du Chili qui en est le premier exportateur. Les ouvriers des sous-traitants de Codelco, l’entreprise publique possédant quelques-unes des plus grandes mines, ont fait grève pendant plus d’un mois pour réclamer un salaire et des conditions de travail équivalents à l’entreprise commanditaire. Le conflit a été long et difficile mais les ouvriers ont finalement obligé Codelco à négocier sectoriellement. Malgré des revendications revues à la baisse, c’est une victoire qui fera date dans l’histoire post-dictatoriale du Chili.
La menace pinochetiste
La Concertación est à bout de souffle. Sa gauche rechigne de plus en plus à lui accorder un soutien et les dossiers à son encontre s’accumulent. L’éditeur chilien Rolando Carrasco dit de son pays qu’il est passé «des ténèbres de la dictature à l’obscurité de la Concertación». Les ténèbres, elles, ne sont jamais loin. Le candidat malheureux de la droite – et richissime homme d’affaire – Sebastian Piñera est déjà entré en campagne pour les prochaines élections. Et celui qui est surnommé le «Berlusconi chilien» a de très sérieuses chances. Le danger est de taille: l’Alianza, dont il fait partie, comporte des composantes clairement pinochetistes. Le mouvement social chilien en reconstruction sera-t-il à même de lui barrer la route? Rien n’est moins sûr et la Concertación, en n’ayant pas su s’attaquer à l’héritage de la dictature, porte la lourde responsabilité de cette situation.