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Arménie et Azerbaïdjan: après le cessez-le-feu

Entretien •

Le récent cessez-le-feu dans le conflit au Haut-Karabagh pose une série de questions qui dépassent le seul affrontement entre Arménie et Azerbaïdjan. Éclairage avec Vicken Cheterian, chargé de cours en histoire et relations internationales à l’Université de Genève et à la Webster University, et spécialiste de la région.

Quel est le contexte qui a mené à ce nouveau conflit au Haut-Karabagh ?

Vicken Cheterian : Il s’agit du second conflit autour du Haut-Karabagh. Le premier avait éclaté à la fin des années 1980, lorsque les autorités de cette région autonome avaient demandé au pouvoir soviétique la séparation d’avec l’Azerbaïdjan et le rattachement à l’Arménie, qui faisaient alors partie de l’URSS. Il faut réinscrire cela dans le contexte des réformes initiées par Gorbatchev dès son arrivée au pouvoir en 1985. Cette demande a très rapidement été suivie de pogroms anti-arméniens, notamment à Soumgaït, une ville proche de Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan. Après la chute de l’URSS en 1991, le conflit s’est transformé en guerre ouverte entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, que la première a gagné en 1994, en particulier du fait des conflits de pouvoir à Bakou durant ces années.

Dès le départ, ce conflit s’est joué autour de deux logiques complètement différentes : d’une part celle de l’autodétermination, et d’autre part celle de la violence de masse, des tensions interethniques et de politiques de nettoyage ethnique de part et d’autre.

À partir de 1994, un processus de négociation s’est ouvert, sur une base simple : l’Arménie rend les territoires occupés autour du Karabagh et celui-ci accède à l’autonomie. C’est en avril 2001 que les deux parties ont été le plus près de parvenir à un accord, sous les auspices du président américain George W. Bush. L’Azerbaïdjan refuse alors de signer, puis la situation se dégrade. Ilham Aliyev succède à son père en 2003 et augmente considérablement les revenus pétroliers du pays (notamment par la construction de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, mis en service en 2006). Cela lui permet de moderniser son armée et de se lancer dans d’importants achats d’armement. On assiste alors à un durcissement du discours du pouvoir azérbaïdjanais, qui prend des tonalités de plus en plus nationalistes.

En réaction, l’Arménie change sa position sur les territoires occupés suite aux accords de 1994, en les considérant désormais comme une ceinture de sécurité autour du Haut-Karabagh. Les négociations visant à trouver une solution pacifique au conflit sont donc bloquées.

Comment le conflit de cet automne a éclaté?

Suite au changement de politique à Bakou, l’Arménie n’a pas ajusté sa stratégie. Elle compte toujours sur le soutien russe (qui dispose de deux bases militaires sur son territoire), alors que l’Azerbaïdjan s’allie avec la Turquie. Les relations entre l’Arménie et la Russie se distendent après 2018, lorsqu’une «révolution de velours» renverse Serge Sarkissian et met Nikol Pachinian, le leader de l’opposition et actuel premier ministre, au pouvoir. Rien n’effraie plus Poutine que ces mouvements démocratiques dans les anciennes républiques de l’URSS, comme il l’a montré en Ukraine ou au Bélarus. Il prend alors ses distances avec cet allié.

L’Arménie est donc affaiblie et l’Azerbaïdjan, profitant du fait que la communauté internationale est accaparée par d’autres urgences, notamment la pandémie en cours, relance les hostilités à la fin du mois de septembre. Compte tenu du déséquilibre des forces en présence, le conflit tourne très vite à son avantage. La guerre est courte, 44 jours, et se solde par la défaite de l’Arménie, actée par le cessez-le-feu négocié entre Poutine et Aliyev à Moscou et que Pachinian est contraint de signer.

Quelles sont les positions des forces de gauche dans les deux pays?

Il n’existe pas véritablement de partis de gauche en Arménie ou en Azerbaïdjan, et l’explication en est simple. Dans aucun des deux pays n’existe une véritable vie parlementaire, qui légitimerait la création et le développement de partis politiques représentant les différentes forces sociales. De plus, les syndicats indépendants sont eux aussi à peu près inaudibles. Les partis existants ne représentent que l’État ou quelques élites dont l’influence reste en général limitée à quelques quartiers des deux capitales, Erevan et Bakou.

Comme toujours, la guerre a alimenté un nationalisme exacerbé chez les deux belligérants. En Azerbaïdjan, même les mouvements réprimés ces dernières années par Aliyev se sont ralliés à sa politique. Le cas de l’Arménie est désormais un peu différent car la défaite va faire émerger une nouvelle opposition à Nikol Pachinian, qui va sans doute finir par se retirer du pouvoir.

Cependant, on assiste depuis quelques années, de part et d’autre de la frontière, à l’émergence de jeunes activistes très radicaux qui centrent leur discours sur la critique des deux régimes. C’est un phénomène totalement inédit, reposant notamment sur l’apparition de revendications environnementales, elles-mêmes liées à une critique de la corruption des régimes en place. En Azerbaïdjan, ce discours repose aussi sur la défense des droits fondamentaux. Dans l’ensemble, ces activistes rejettent la culture nationaliste des élites en place.

Bien que réjouissant, ce mouvement demeure encore ponctuel et limité dans son ampleur, mais il faudra observer son développement à l’avenir.

Quel sens donner au cessez-le-feu du 10 novembre?

L’Arménie a dû signer un texte négocié entre Moscou et Bakou. À sa défaite militaire s’est donc ajoutée une défaite politique. L’enjeu majeur était de sauver Stepanakert, la capitale et principale ville du Haut-Karabagh.

Concrètement, la sécurité des Arménien·ne·s dans ce territoire sera désormais assurée par les forces russes et les territoires occupés en 1994 repassent sous le contrôle de l’Azerbaïdjan, ainsi que quelques parties du Haut-Karabagh lui-même.

Plus largement, ce cessez-le-feu montre aussi, une nouvelle fois, le fonctionnement actuel du couple russo-turc. Après la Libye et la Syrie, on voit comment les deux puissances s’entendent pour exclure l’Europe et les États-Unis du règlement des différends dans la région, en réactivant une véritable politique impériale. Ce qui s’est passé au Haut-Karabagh depuis le mois de septembre n’en est que le dernier exemple en date.

Comment envisager l’avenir des relations entre ces deux peuples?

Il reste d’immenses défis à résoudre ces prochaines années. On ne sait pas du tout par exemple quel sera l’avenir des négociations entre les deux États, ni comment pourra s’organiser une coexistence entre Arménien·ne·s et Azerbaïdjanais·es après trente ans de propagande nationaliste des deux côtés de la frontière.

Les combats ne vont pas reprendre à court terme, compte tenu de la netteté du résultat militaire sur le terrain, mais il faudrait une intervention humanitaire et diplomatique de la communauté internationale dans la région afin d’assurer une transition aussi pacifique que possible. Le plus important sera de tenter de sortir d’une logique de confrontation entre les deux pays et les deux peuples. Paradoxalement, la période qui s’ouvre pourrait aussi être une occasion de démocratisation des régimes, en Arménie comme en Azerbaïdjan. C’est du moins ce que l’on peut espérer.

Propos recueillis par Antoine Chollet

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