«Les critères sont très durs». Ce médecin praticien de la couronne lausannoise – qui tient à garder l’anonymat – n’y va pas par quatre chemins quand on lui demande la tendance actuelle dans l’octroi des rentes AI. De son côté, Barbara Zbinden, représentante de la Coordination Romande des Associations d’Actions pour la Santé Psychiques (CORAASP), parle même de «tsunami silencieux» pour le nombre de cas de demandes refusées: «Depuis maintenant cinq ans, un nombre toujours plus important de personnes se retrouvent déboutées parce qu’elles ne remplissent pas les critères. Or ces derniers – déjà sévères – vont être encore durcis avec la 5ème révision!».
«L’Assurance Invalidité s’appuie sur l’incapacité de travail avérée, pas la souffrance, poursuit le médecin. Les patients viennent comme à la recherche d’une indemnité pour avoir été lessivé par le système. Il y a d’ailleurs un constat d’épuisement qui dépasse les seuls cas d’invalides, mais ça se traduit plus souvent par une crainte d’un arrêt de travail et d’une mise à l’écart professionnelle que par une volonté avérée de recourir à l’assistance publique». Pour Barbara Zbinden, «l’explosion des rentes AI est clairement liée à la pression ambiante dans tout les domaines de la vie. Mais peu des personnes malades renoncent d’entrée à entamer une procédure pourtant difficile à cause de la pression sociale liée au statut d’invalide. Au contraire, c’est souvent un moyen de faire reconnaître leur souffrance et de reprendre espoir»
Installé depuis moins de cinq ans, notre témoin constate: «Il y a une énorme attente de la part des malades – et une grande pression sur le médecin. J’essaie toujours de prendre de la distance, de faire comprendre que je suis là pour les aider, mais que je ne peux – et ne veux – pas tout! Et souvent je me dis dès le départ qu’on a peu de chance d’aboutir. Il y a parfois une vision providentielle de l’AI que l’on doit mettre à mal en exposant clairement la situation au patient». Engagée depuis longtemps sur la question des maladies psychiques, Barbara Zbinden constate elle un glissement «d’un médecin partenaire à un médecin exécutant». «Le problème se situe au niveau des nouveaux centres d’expertise (ndr: «Service Médicaux Régionaux): le pouvoir qui leur est donné de prendre – sur dossier et sans consultation – des décisions médicales majeures allant parfois à l’opposé du médecin traitant est une véritable mise au pas de la Médicine. C’est une remise en cause de sa légitimité, sans parler des questions liées au secret professionnel. Les organisations de médecins ont mis du temps à se réveiller, mais ils commencent à réaliser la portée de la loi à venir».
La médecine au pas
Pour le praticien, «cette manière de voir le médecin forcément du côté du patient est choquante. Ca donne l’image du médecin magouilleur. Je travaille dans l’intérêt de mes patients, mais je ne suis pas leur «partisan». Mon travail – dans le cadre d’une procédure AI – consiste seulement à décrire des faits et leur contexte» Mais ne risque-t-on pas avec le système d’expertise, de perdre ce contexte au profit des seuls faits? «Bien sur, mais même si le système filtre bien et qu’il est aujourd’hui presque impossible d’obtenir frauduleusement une rente, c’est aussi grâce à ces expertises!». Et pour tout les autres? «Souvent les dossiers arrivent assez «faibles». Alors on «ratisse», on se dit que d’une somme de petites choses émergera de quoi rendre le dossier solide. Ce n’est bien sur pas le cas dans des situations très claires, et les cas «psy» ne prennent pas le dessus sur les cas «physiques» dans la part de dossier «limites», où l’on sait que l’on va probablement à l’échec».
Et quand celui-ci survient? Pour la CORAASP, «c’est là où l’on voit le pouvoir énorme des SMR. De plus en plus de personnes passent désormais par la voie du Droit pour faire valoir leurs droits! Or ce sont les plus aisés qui s’en sortent le mieux. Les autres se retrouvent définitivement à l’Assurance Sociale ou à la charge de leur famille». Même son de cloche chez les blouses blanches: «En cas d’échec, il y a un énorme sentiment de souffrance et de révolte qui ressort. On les voit finir régulièrement en justice dans des situations de conflit qui durent des années. Je me demande encore comment ces gens, avec des moyens financiers souvent limités, font pour continuer».
Ré-insertion
Brigitte Zbinden dénonce la nouvelle politique du «tout-insertion»: «La politique d’expertise actuelle pousse désormais à des mesures de «réintégration» en limitant au maximum le taux d’incapacité de travail. Il y a une anticipation de la 5ème révision et de ses mesures qui est clairement observable sur le terrain. Or pour la minorité de cas de réussites que l’on nous montrera sûrement, il y a une forêt de placements et de mesures ratés qui débouchent sur une prise en charge par les Cantons via leur Assistance Sociale». Et pour le généraliste? «Quand je rencontre certains patients, je vois bien qu’ils ne pourront jamais plus travailler, qu’ils sont usés. Et pourtant ceux-ci n’auront peut-être pas droit à une rente, et d’autres oui. Il y a parfois un sentiment d’injustice, même si j’essaie d’être le plus objectif possible dans mon travail».
«Notre position est très claire» conclut Brigitte Zbinden: «la 5ème révision de l’AI récupère trente ans de revendication des personnes invalides pour une meilleure prise en compte de leur statut, pour plus de moyens au profit de la réinsertion, pour la fin d’une image «d’assistés», et en fait un régime de contrainte basé uniquement sur une relation à sens unique entre le patient et l’AI. C’est une vraie déception!».
Après plusieurs relances téléphoniques, ni les SMR de Vevey et Fribourg n’ont voulu répondre à nos questions. Plusieurs autres personnes collaborant directement avec l’Assurance Invalidité ont également refusé de se prêter au jeu de l’interview – même anonyme. Preuve que le débat de la 5ème révision est loin d’être clôt sur le terrain.
Propos reccueillis par Nicolas Gachoud