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A l’Uni-supermarché

Le paysage universitaire a été profondément restructuré sous la direction du Secrétariat d’Etat à l’éducation et à la recherche au cours des dix dernières années. L’objectif de ces changements est la création d’«usines à savoirs» conformes aux besoins du marché, avec des points forts dans les sciences naturelles, les technologies et la médecine. La formation en sciences humaines, un des piliers centraux de la société bourgeoise du xixe siècle, est restée sur le carreau.

Le déclencheur de cette révolution universitaire a été l’Accord de Bologne, qui a été ratifié en 1999 par le secrétaire d’Etat Charles Kleiber, quasiment sans consultation des acteurs concernés. Cet accord a permis d’accélérer la concrétisation des exigences, déjà émises dans les années 1980, de plus d’efficacité, de réorganisation et de contrôle administratif. Les cursus d’études ont été dépecés en petits modules, valorisés par des points, des crédits et des examens et vendus aux étudiant•e•s comme des marchandises. Le contenu ne compte guère, c’est l’emballage qui prime.

Domination de la bureaucratie

Comment en est-on arrivé à cette révolution froide pilotée par en haut? Un regard sur l’évolution des hautes écoles au cours des 50 dernières années aide à comprendre la signification des changements récents. Dans le contexte de l’après-guerre, marqué par l’énergie atomique et l’euphorie des spoutniks, s’est mise en place une politique de la recherche pilotée par l’Etat et l’armée. Le prestige national et l’économie devaient être promus. Cette politique a conduit à l’impulsion d’un programme nucléaire massif, avec le plan secret de doter l’armée suisse de la bombe atomique. En outre, le Fonds national pour la recherche scientifique a été créé en 1952, avec les sciences naturelles et techniques comme priorité.

Une deuxième impul-sion prit forme dans les années 1960, lorsque les premières générations de l’après-guerre accédèrent à l’université. En une décennie, le nombre d’étudiant•e•s doubla. Cela déboucha sur une «euphorie de planification» incontrôlée qui prit fin durant la crise des années 1970. Avec le glissement à droite des années 1980, et la montée des dogmes néo-libéraux, de nouveaux objectifs furent formulés: il s’agit maintenant d’intégrer complètement le savoir au marché et de le juger selon son potentiel de profit. Comme le formulait C. Kleiber en 1999: «Le savoir a été longtemps un don de Dieu que nul n’était autorisé à vendre ou à acheter. (…) Avec le couple désormais inséparable de la démocratie et du marché, les connaissances nouvelles et la formation deviennent peu à peu le premier facteur de production. (…) Ainsi, ce qui était don du ciel est désormais aussi une source de profits pour les entreprises et une condition de prospérité pour les Etats.»

Alors que dans les universités, les tentatives de réforme se succédaient, de multiples commissions se mettaient en place, dont les activités et les compétences restaient très opaques. Plutôt que de réformer l’enseignement et la recherche, une bureaucratie pesante se mettait en place. Ainsi, le corps enseignant croissait beaucoup moins vite que les administrations universitaires.

Révolution et chute

Dans cette situation, l’Accord de Bologne a eu un effet dévastateur. Les sciences techniques, exactes et médicales se sont relativement bien adaptées aux restructurations exigées. Il n’en est pas allé de même pour les sciences humaines et sociales. Ces dernières souffrent depuis plusieurs décennies d’un sous-financement chronique alors même qu’elles accueillent la grande majorité des étudiant•e•s.

Selon les propres mots de C. Kleiber, les hautes écoles n’avaient que deux voies possibles: la révolution ou la chute dans l’insignifiance. Il semblerait que les deux voies aient été empruntées. Quelques secteurs, en particulier les EPF, ont développé de grandes ambitions et participent à la compétition internationale. Des voix s’élèvent pour dire que la Suisse ne peut se permettre d’avoir qu’une seule, voire deux, hautes écoles internationalement compétitives. Le reste – les universités cantonales – devraient se satisfaire de moins de ressources.

Quelle est la prochaine étape? Le manque de ressources va conduire la majorité des universités à perdre de l’importance internationale. En même temps se développent la scolarisation et la McDonaldisation des études. Le morcellement des cursus transforme le savoir en gadgets que les étudiant•e•s désorienté•e•s entassent dans leur caddie. Autrefois, l’objectif de l’éducation était la construction d’un savoir cohérent avec lequel il était possible de développer un point de vue critique. L’entreprise actuelle consiste à ce que les étudiant•e•s développent des stratégies d’accumulation de crédits à moindre coût. Comme l’a écrit la NZZ, «les étudiants doivent avoir le même but que des clients à la caisse de la Coop ou de la Migros: collectionner des points».

Des produits hauts en couleur

Au niveau des masters également, la réforme de Bologne a produit un mélange de cours de perfectionnement et de formation continue aux effets secondaires toxiques. Beaucoup de projets ne peuvent être lancés qu’avec difficulté et des financements précaires. La concurrence interne et la course aux étudiant•e•s mènent à des situations peu ragoûtantes. Que penser du «Master in Applied History» de l’Université de Zurich dans lequel des «managers et des responsables de l’économie et de l’administration» doivent acquérir «le potentiel stratégique de connaissances techniques historiques» afin d’arriver à de meilleures «décisions d’investissement»? Des masters aussi fantaisistes détourneront d’importantes ressources de la formation de base.

Il semble qu’à l’image de la société tout entière, un système à deux vitesses s’installe dans le monde universitaire. Au top-niveau les neuro-, nano- et autres sciences de la vie se développent, tandis qu’au sous-sol les sciences humaines et sociales stagnent. Ainsi, sans que nous ne le réalisions véritablement, un nouveau modèle de société est en train de se construire, qui repose sur la génomique, la neurobiologie et les «life sciences», alors que disparaît la représentation traditionnelle de l’humain comme être doté de raison et qui réalise son émancipation au travers de l’interaction sociale. Ce prétendu saut dans le futur risque bien de nous ramener dans un passé qui n’est pas inoffensif.

Pour aller plus loin

Source: Wochenzeitung 12.6.2008/traduction et adaptation: AM et RF

C. Honegger, H. Jost, S. Burren, P. Jurt, Konkurrierende Deutungen des Sozialen. Geschichts-, Sozial- und Wirtschaftswissenschaften im Spannungsfeld von Politik und Wirtschaft. Zurich: Chronos, 2007.

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