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Vote historique sur la suppression de l’armée : 30 ans après

Entretien avec Paolo Gilardi (GSsA) | Le 26 novembre 1989, la Suisse vote sur une proposition particulière, celle de supprimer son armée. Récoltée par le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA), cette initiative reçoit un appui inespéré avec plus de 36% de oui, une majorité dans deux cantons (Genève et Jura) et même un soutien massif des conscrits, qui s’estimerait à 75% d’entre eux. Pour mieux saisir l’ampleur de ce scrutin, nous nous sommes entretenu·e·s avec Paolo Gilardi, porte-parole du GSsA à l’époque, et comme il le dit lui-même, « insoumis de toujours et pour toujours ».

Alors que l’initiative a été refusée, pourquoi parlons-nous toujours de victoire à son égard ?

 Cela a été bien plus qu’une victoire ! Ce 26 novembre 1989 a été un tremblement de terre ! Il faut regarder le message du Conseil fédéral du 25 mai 1988. Pour argumenter son refus de l’initiative, il fait sien un mot d’esprit commun et affirme sans détour : « la Suisse n’a pas d’armée, la Suisse est une armée. ». Tout ce qui est contre l’armée est par conséquent traître potentiel à la patrie. En janvier 1989, Kaspar Villiger (Conseiller fédéral en charge du Département militaire fédéral) affirme que 18% de oui serait une catastrophe. Le jour du vote, ces dirigeants politiques étaient totalement désemparés. Plus d’un million de citoyen·ne·s suisses soutiennent l’abolition de l’armée. Dans un pays où la Suisse est une armée, voilà plus d’un million de traitres potentiels.

Ce tremblement de terre s’est-il directement matérialisé ?

Très clairement. Le soir du dimanche 26, des manifestations sauvages sont apparues. À la gare de Genève par exemple, des milliers de personnes étaient sorties pour empêcher le départ des trains qui ramenaient les recrues en caserne. Il y a des images saisissantes de gens qui se couchaient sur les voies pour empêcher les conscrits de rentrer en caserne.

La légitimité du pouvoir absolu de l’armée a perdu à ce moment beaucoup de sa force. Alors que pendant les discours officiels, les soldats se tenaient toujours bien comme il faut au garde-à-vous, les jours après la votation, ils commençaient à désobéir comme jamais. 

L’idée du citoyen-soldat s’effondrait : pour être citoyen, tu n’avais plus besoin d’être soldat. Un véritable bouleversement !

Et dans les esprits ?

 À ce moment, il y a eu un décalage clair entre ceux qui gouvernent assurés de leur pouvoir qu’ils pensaient indéboulonnable, et la réalité du pays. À l’approche des votations, ils se sont sentis obligés de célébrer les 50 ans de l’entrée en guerre de la Suisse. Pas un pays au monde ne célèbre une entrée en guerre, tu célèbres toujours la fin. Ça en dit long sur leur vision du pays : la mobilisation générale de 1939 était pour eux un des éléments fondateurs de l’identité nationale. Mais résultat : début des festivités à Genève en février 1989, il y a déjà des grosses manifestations. L’idée d’une Suisse forteresse au milieu de l’Europe, qui avait glorieusement réussi à se protéger des appétits d’Hitler à travers la vaillante armée de Guisan, ne convainquait plus. Il n’a pas fallu attendre le rapport Bergé pour cela.

Le jour de la chute du mur de Berlin, j’avais un débat à Neuchâtel. J’apprends sur le chemin la nouvelle. Au débat, pas tout le monde était au courant, dont François Jeanneret, président de l’époque de la Commission des affaires étrangères du parlement. À un moment, je sors : « Vous avez voulu développer cette armée soi-disant pour nous défendre. Ok. Il fallait lutter contre Hitler. Ok. Après, c’était contre l’ours soviétique qui déferlait sur l’Europe. Soit. Mais ce soir, le bloc soviétique est en train d’être détruit. ». Au moment de finir ces phrases, ce François Jeanneret se lève et nie ardemment cette nouvelle vérité. Cette assurance, c’était celle de l’élite en général : on avait fait la paix du travail en 1937, le PS s’est converti à la défense nationale, le parti du travail finit par faire de même, le PS intègre le gouvernement ; personne ne peut plus nous déranger, on est les meilleurs.

Cette année 1989, c’est une année de basculement. Le dramaturge Max Frisch sort son ouvrage connu « Suisse sans armée ? Un palabre » qui met en lumière les taches d’ombre de l’armée, symptomatique du changement de mentalité.

Ce bouleversement a-t-il vraiment permis une « amélioration de l’armée » ?

Avant, c’était simple, en tant qu’antimilitariste il y avait deux choix : faire l’armée ou aller en prison. L’introduction du service civil est la principale réussite de l’initiative de 1989. Chaque année, des centaines de jeunes garçons se retrouvaient en prison pendant douze, seize, dix-huit mois au même titre que des coupables de droit commun. Tout ça juste parce qu’ils refusaient de se soumettre aux ordres, coupables de ne pas vouloir apprendre à devenir des tueurs.

Cependant, le GSsA ne doit pas non plus s’attribuer trop de mérite. Du point de vue économique, une partie de la bourgeoisie suisse trouvait l’armée suisse comme une institution obsolète à réformer. Chaque année, des centaines de milliers d’hommes devaient servir sous les drapeaux, privant les entreprises d’une partie de la main d’œuvre. L’appareil de production helvétique fonctionnait comme ça, avec en contrepartie une stabilité quasi-garantie. Mais la concurrence internationale a joué son rôle : chaque minute compte. Il y avait donc un intérêt à réduire l’effectif de l’armée. On est passé en l’espace de deux décennies, de 620’000 à 120’000 personnes. Le service civil est de son côté apparu, donnant une alternative au service militaire. Et même s’il est régulièrement attaqué, il est désormais assimilé dans notre société.

L’armée se « modernise » sous quelles impulsions ?

Il y a eu un vrai débat à couteaux tirés au sein de l’appareil militaire. La défense nationale ne coûtait pas seulement en termes d’hommes sous les drapeaux, mais aussi en termes de réserve stratégique. Dans le fonctionnement du capitalisme helvétique, il y avait des distorsions de marché majeures liées à la défense nationale. Pour le fromage par exemple, il devait y avoir des grosses réserves. Le libre-marché du fromage était de ce fait biaisé. Même chose pour le chocolat, etc. Pour les penseurs néolibéraux, c’était problématique. Du côté de l’achat du matériel de guerre et du montant compensatoire : quand la Suisse achète, elle s’assure que les vendeurs achètent autant à l’industrie Suisse. In fine, le peuple paie pour les capitalistes des deux côtés. Mais là aussi, on a une distorsion de la concurrence.

De plus, après la chute du mur, il y a une réflexion générale à l’échelle européenne et internationale sur le nouveau modèle de défense. Le fameux rapport du commandant général de l’OTAN dans lequel est mise en lumière la surestimation de l’appareil militaire de l’URSS pour légitimer l’armement massif de l’Ouest durant la guerre froide. Parallèlement, les deux pays qui ont la plus forte croissance sont les deux pays démilitarisés depuis la Deuxième Guerre mondiale : l’Allemagne et le Japon. Pour la grande industrie, le grand patronat, les milieux bancaires, cela donne des indications claires.

Avec la fin du pacte de Varsovie, les dépenses et les tâches de l’appareil militaire ont été redéfinies à grande échelle. Au début, ils ont appelé ça les « dividendes de la paix », où de l’argent pourrait être économisé au profit du social. Ça a duré deux ans. Rapidement, dès 1993, il y a eu une réallocation au sein de la défense nationale, vers la recherche et développement de nouvelles armes, notamment pour contourner les règles de l’OMC qui permettent les aides publiques qu’en cas d’intérêt national. C’est notamment ça qui a permis l’essor des nouvelles technologies.

L’anniversaire des cinquante ans de l’OTAN a marqué cette réduction d’effectif. La France est un bon exemple, mais maintenant elle fait le chemin inverse, se rendant compte que les classes dangereuses ne sont plus assez disciplinées.

Donc quelle est la fonction de l’armée selon toi ?

D’après la constitution, l’armée est tenue d’assurer l’intégrité du territoire et le fonctionnement des institutions. La protection du territoire, c’est croire au père Noël que de penser que l’armée Suisse nous a protégé contre quoi que ce soit.

Ensuite, garantir la stabilité des institutions, ça, ils l’ont toujours fait. En 1875, ils ont tiré sur les mineurs au Gothard, en 1932, il y a eu Plainpalais, Zürich était occupé militairement entre 1932 et 1933 et durant la grève générale de 1918, c’est l’armée qui faisait fonctionner les trains en pointant leurs armes sur les pilotes de locomotive. 1968 : occupation du Jura, 1974, l’armée à Kaiseraugst contre les militant·e·s antinucléaires. Cette stabilité, ils l’ont toujours assurée.

La troisième fonction enfin, c’est l’école de la nation. On t’apprend à définir l’ennemi, ainsi qu’à obéir aux ordres.

Et quid des voix de gauche, par exemple en France, qui se lèvent pour défendre le service national universel (SNU) sous prétexte qu’il y a besoin de mixité sociale ?

Si le fait d’être au service de la nation est le seul moyen de provoquer la mixité sociale, cela veut dire que la nation est mal au point.

Et ce n’est pas vrai que l’ouvrier et le banquier se retrouvent d’égal à égal à l’armée. Le banquier y arrive en tant qu’officier supérieur et l’ouvrier en tant que troufion. La proximité est là entre l’appareil militaire et l’appareil bancaire et industriel. Tu ne faisais pas carrière dans une banque sans être haut-gradé, et vice-et-versa, tu ne faisais pas une grosse carrière professionnelle sans être gradé. À l’armée, tu apprends à obéir à des personnes à qui tu devras ensuite obéir dans la vie civile !

Quelles sont les perspectives actuelles des luttes antimilitaristes ?

Malgré la défaite sur les FA-18 de 1993, et celle de 2001 sur la deuxième initiative pour la suppression de l’armée, le GSsA garde ce que la bourgeoisie appellerait une capacité de nuisance majeure.

Les combats du GSsA sont divers. Actuellement, c’est surtout une opposition ferme aux exportations d’armes, mais la défense du service civil redevient urgente : les menaces de restriction à son égard sont fortes.

Il est aussi urgent de relancer des mobilisations d’ampleur à l’échelle internationale contre la course aux armements. Alors que le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires est devenu réalité grâce aux pressions de la rue contre les euromissiles au début des années 1980, Trump et Poutine ont décidé de le mettre à la poubelle. Il faut désarmer les pouvoirs, ou alors, il y a de quoi s’inquiéter. Nous avons besoin de relancer une campagne large pour le désarmement.

Une version raccourcie de cet entretien est parue dans le n° 173 de Pages de gauche (automne 2019).

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