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Sur les traces de Lucien Tronchet (1902-1982) et de ses combats syndicaux

Les ennemis de nos ennemis sont-ils nos amis?

Conférence à Uni Mail, Genève, 25 novembre 2013

« Les ennemis de nos ennemis sont nos amis » – c’est un des raisonnements les plus fallacieux en politique.

Il est fallacieux et dangereux parce que les mouvements ou les personnes qui l’acceptent perdent le contrôle sur leur propre politique et permettent à d’autres de dicter leurs priorités

Il est fallacieux aussi parce que différentes forces politiques peuvent avoir des raisons différentes et même contradictoires de s’opposer à l’une d’entre elles, ce qui peut conduire à des conflits triangulaires ou encore plus compliqués.

Par exemple deux ennemis peuvent s’allier temporairement contre un troisième, perçu par les deux comme une menace plus dangereuse ou immédiate pour chacun d’entre eux.

C’était exactement le cas de figure de la Deuxième Guerre Mondiale après 1941: alliance de deux ennemis idéologiques et géostratégiques, les Alliés occidentaux et l’Union soviétique, contre un troisième, les puissances de l’Axe.

Cette alliance temporaire n’a pas empêché les deux camps ennemis et alliés de s’affronter une fois la menace fasciste écartée. C’est  là où commence la Guerre froide.

Je pense que Tronchet, dans ses engagements internationaux, n’a pas vu le piège que pouvait représenter pour un dirigeant du mouvement ouvrier l’alliance avec un gouvernement certes démocratique mais impérialiste et occupé à réprimer la gauche aussi bien à l’intérieur de ses frontières que dans le monde. Il n’a pas vu, ou il n’a pas voulu voir.

Pourquoi? C’est une question intéressante parce qu’elle dépasse le cas individuel Tronchet. Pour comprendre ses motivations, il faut comprendre le contexte politique de l’époque, et les rapports de force.

La première question est: d’où vient l’anti-communisme de Tronchet? Son « anti-communisme viscéral »? En réfléchissant sur cette phrase, je me suis toujours demandé quelle pouvait être la viscère de l’anti-communisme, et je suis finalement arrivé à la conclusion que c’était le cerveau.

Dans le cas de Tronchet il s’agit, bien sûr, de l’idéologie anarchiste, mais surtout de l’expérience, et l’expérience-clé ici c’est la guerre d’Espagne.

En 1936 Tronchet est militant anarcho-syndicaliste, donc solidaire de la CNT, principale force révolutionnaire. Il ne va pas combattre en Espagne, les camarades de la CNT lui disent qu’ils ont assez de combattants, ce qu’il leur faut c’est des armes, et le renvoient en Suisse, d’où il organisera effectivement des envois d’armes.

Dans le camp républicain, deux tendances s’affrontent sur la question de la révolution et de la guerre: l’une qui dit qu’il faut d’abord gagner la guerre avant de faire la révolution – c’est la position du Parti communiste, de la droite socialiste, et évidemment des libéraux bourgeois qui se demandent s’il faut une révolution du tout.

L’autre position, celle de la CNT, du POUM, le parti des dissidences communistes, et de la gauche socialiste, c’est que c’est seulement en allant de l’avant avec la révolution qu’on arrivera à gagner la guerre – donc miser sur la force du soulèvement populaire à la place d’une campagne militaire traditionnelle.

Seulement, le principal dirigeant de la CNT, et le plus décidément révolutionnaire, Buenaventura Durruti, tombe à Madrid le 20 novembre 1936, vraisemblablement assassiné par un sniper communiste.

L’URSS de Staline, en pleine campagne anti-trotskiste, avec les procès de Moscou, la liquidation de la vielle garde bolchévique et de l’état-major de l’Armée Rouge, ne pouvait en aucun cas permettre une révolution en Europe qu’elle n’était pas en mesure de contrôler. Comme principal fournisseur d’armes à la République , elle était en mesure d’imposer ses exigences.

En mai 1937 les deux tendances s’affrontent à Barcelone: la gendarmerie catalane, sous contrôle communiste, tente de déloger la CNT du bâtiment de la centrale téléphonique, occupée par les militants CNT depuis juillet 1936. Ceux-ci résistent et la ville entière se soulève: il y a des barricades partout tenues par les militants de la CNT et du POUM.

Le 3 mai la direction du POUM se réunit avec la direction de la CNT à Barcelone et leur demande s’ils sont prêts d’aller jusqu’au bout. Il n’en est rien: Garcia Oliver et Federica Montseny, ministres CNT dans le gouvernement républicain, arrivent et exigent que les militants de la CNT et du POUM déposent les armes.

L’option « raisonnable » sera cher payée.

Une fois les armes déposées, le PC, aidé par les spécialistes du NKVD, déclenche la chasse à l’homme: un nombre de volontaires étrangers de la CNT et du POUM sont arrêtés et assassinés, le secrétaire général du POUM, Andrès Nin, est assassiné, comme Camillo Berneri et Francisco Barbieri, dirigeants anarchistes italiens.

La République espagnole perd la guerre en avril 1939, une partie de son armée et des militants des organisations ouvrières réussissent à se réfugier en France, la CNT, qui était la principale force de l’AIT anarcho-syndicaliste, disparaît comme force politique.

Mettons-nous dans la peau d’un anarcho-syndicaliste genevois en 1939 qui a vu tout cela. Qu’est-ce qu’il peut en conclure?

Tout d’abord, que l’URSS est une force contre-révolutionnaire qui a un bras séculier qui tue: le NKVD. C’est à dire que c’est une menace mortelle (littéralement), surtout pour des militants révolutionnaires opposés au stalinisme (dissidents communistes, mais aussi anarcho-syndicalistes, socialistes de gauche, etc.) Plus généralement, c’est une menace contre toute la gauche démocratique, dans le monde et à Genève.

Ensuite. que le mouvement anarcho-syndicaliste a perdu la partie. Avec la perte de la CNT, l’AIT cesse d’être influente dans le mouvement ouvrier international. Il y a certes encore des syndicats dans la mouvance anarcho-syndicaliste qui subsistent, mais il est clair qu’ils n’arriveront plus à peser sur les événements, le rapport de force n’y est plus.

Si Lucien Tronchet avait été sectaire il aurait pu être le dirigeant d’une tendance anarcho-syndicaliste dans le mouvement ouvrier suisse. Mais il n’est pas sectaire. Il est pragmatique (ses adversaires dans son propre camp diront opportuniste).

Il a compris deux choses: d’une part, les communistes sont une menace; d’autre part, l’option anarcho-syndicaliste n’existe plus, si on veut faire de la politique dans le mouvement ouvrier suisse.

C’est à ce moment là (1949) que Tronchet s’affilie au PS genevois. Il n’y a pas là une conversion à la social-démocratie, Tronchet reste anarcho-syndicaliste et son affiliation est purement tactique. Le PS, bien que très diminué par la scission de Nicole, est alors le seul point d’appui possible pour ceux qui veulent repartir à la conquête de la gauche contre les prétentions hégémoniques du Parti du Travail.

Et, en effet, renforcé par l’appui de Tronchet et de la section du bâtiment de la FOBB, le PS repart, recueille des déçus du PdT – anciens socialistes qui supportent mal la mainmise communiste sur ce qu’ils croyaient être leur parti – se libère en 1961 de l’alliance électorale avec le Parti radical, attire une nouvelle génération de militants et redevient la principale force de gauche à Genève.

L’évolution politique de Tronchet comme je viens de la décrire n’explique pas encore son ralliement à la cause des Etats-Unis dans le contexte de la guerre froide. Il n’était de loin pas le seul, mais d’autres ont passé par les mêmes expériences sans aboutir aux mêmes conclusions.

Il faut d’abord comprendre la genèse des opérations politiques américaines dans le mouvement syndical international. En Europe, elles remontent à la deuxième guerre mondiale, où la plus grande partie du mouvement syndical collaborait avec les gouvernements alliés dans la lutte contre le fascisme.

En 1942 les Etats-Unis avaient créé un service spécialisé dans ce but, l’OSS, avec l’aide du gouvernement britannique qui avait une plus longue expérience en la matière. L’OSS allait soutenir les réseaux de résistance dans l’Europe occupée, majoritairement constitués de militants de gauche, y compris les communistes à partir de 1941. Des exilés allemands et autrichiens de toutes les tendances de la gauche travaillaient dans les radios de l’OSS et de la BBC. Les marins des marines marchandes alliées, qui assuraient les convois ravitaillant l’URSS par Murmansk, étaient représentés par la Fédération internationale des travailleurs des transports (ITF).

L’OSS profitait aussi de réseaux indépendants qui collaboraient avec elle, comme celui constitué par Jay Lovestone, un des fondateurs du PC américain, partisan de Boukharine dans les années 1930, parce qu’il croyait que Boukharine allait gagner, exclu du PC sur ordre de Staline, devenu par la suite le coordinateur des « oppositions de droite » issues des PC, notamment en Europe.

En 1943 Lovestone est récupéré par David Dubinsky, socialiste et Bundiste, président du Syndicat du vêtement pour dames (ILGWU) dont il devient le directeur des relations internationales. En 1944, Dubinsky introduit Lovestone auprès de George Meany, président de la Fédération américaine du Travail (AF of L) qui le chargera de diriger le Free Trade Union Committee. C’est une officine parallèle du département des relations internationales par laquelle l’AF of L (à partir de 1955 l’AFL-CIO) conduit ses opérations politiques, en partie ouvertes, en partie clandestines. Le principal lieutenant de Lovestone était Irving Brown, un ancien du PS où il faisait partie de la seule tendance connue dans l’histoire du parti (d’ailleurs minuscule) qui préconisait un soulèvement armé.

En 1947 la CIA est créée, prend la relève de l’OSS et devient le partenaire de l’AFL-CIO. Lovestone ne devient pas un agent du CIA, mais il en devient un sous-traitant, mettant à disposition son réseau autonome basé sur une partie des anciens de « l’opposition de droite » boukharinienne.

Lorsque la « guerre froide » commence autour de 1947 tout le dispositif déjà mis en place pendant la deuxième guerre mondiale est facilement réorienté pour faire face au nouvel ennemi: la menace communiste. Ceci d’autant plus facilement que des graves contentieux existent entre la gauche non communiste et l’URSS depuis près de trente ans et que toutes ses tendances, réformistes et révolutionnaires, marxistes ou anarchistes, ont des comptes à régler avec le communisme sous sa forme stalinienne.

Une minorité de la gauche socialiste dans différents pays, et des syndicalistes révolutionnaires, refuse la logique des blocs et l’alignement sur les deux grandes puissances à leur tête. Quand j’ai commencé à donner des cours syndicaux, je disais que la ligne de clivage importante dans le monde n’était pas la verticale entre les blocs mais l’horizontale entre classes, qui traversait les blocs. Je disais: nous ne sommes ni à « l’Est » ni à « l’Ouest » mais en bas, là où est la classe ouvrière, des deux côtés, dans chacun des blocs.

Mais les pressions étaient énormes. Du côté de l’URSS l’alignement était imposé par des moyens policiers et militaires. Du côté du bloc « occidental », c’était plus compliqué et moins efficace, mais l’éventail des mesures mises en œuvre était large, y compris menaces, corruption, attaques à la réputation, etc.

Tronchet a rejoint le camp américain sans subir aucune pression; on est même frappé par son enthousiasme. Son angle de vision exclut l’impérialisme des Etats-Unis, notamment en Asie (Philippines) et en Amérique latine, qui a une longue histoire, ainsi que la répression contre la gauche aux Etats-Unis, également une longue histoire.

Etant anarcho-syndicaliste, on se serait attendu que Tronchet aurait été plus attentif à ce que pouvaient lui dire les IWW (Travailleurs industriels du Monde), syndicalistes révolutionnaires, les plus proches de ses idées. Dans les années 1950, ils avaient presque disparu, mais ils existaient encore (ils sont d’ailleurs de nouveau présents aujourd’hui) et de toute façon ils pouvaient lui donner des éclairages et des avertissements.

Surtout, lui qui avait toujours refusé la « paix du travail » en Suisse, avait choisi d’ignorer le rôle de l’opération Lovestone dans la mise au pas idéologique du mouvement syndical en Europe et ailleurs dans le monde – l’idéologie du « partenariat social »..

Son enthousiasme pro-américain était controversé jusque dans la FOBB et inquiétait même son frère Henri. Je me souviens d’une discussion avec lui, cela devait être en 1953 ou 1954, qui a mal fini. Je venais d’arriver à Genève, jeune militant de la Ligue socialiste indépendante des Etats-Unis (issue d’une scission trotskiste en 1940) expulsé des Etats-Unis pour des raisons politiques.

Notre position était: ni Washington ni Moscou, pour un troisième camp – qui pour nous devait être le camp du mouvement ouvrier et des peuples du monde. C’était, bien sûr, un « camp » virtuel, mais notre lutte pour défendre un espace politique indépendant était bien réelle, ce qui nous importait le plus était d’assurer l’indépendance politique du mouvement ouvrier..

J’étais encore correspondant de notre hebdomadaire Labor Action, et j’essayais d’expliquer à Tronchet que ses fréquentations américaines ne pouvaient que servir des causes réactionnaires. J’étais jeune et je venais de nulle part; lui était un militant chevronné. Je manquais sans doute de tact. En tout cas, il a fini par se fâcher et s’est mis à hurler. Je me suis retourné, je suis parti et on ne s’est plus reparlé.

En rétrospective, je pense que dans l’enthousiasme de Tronchet pour l’Amérique il y a un élément de naïveté, ou faut-il dire aveuglement, je dirais comparable, en quelque sorte symétrique, à la naïveté de Léon Nicole qui, de retour d’un voyage en URSS en 1939, raconte des sottises pénibles, alors que la réalité du stalinisme était déjà bien connue pour ceux qui savaient voir, lire et écouter.

Que faut-il conclure de tout cela? Peut-être simplement que la Genève des années 1930 n’était pas le meilleur terreau pour produire des dirigeants syndicaux et politiques aptes à affronter les défis idéologiques du siècle.

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