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Penser l’état d’exception en démocratie

Antoine Chollet •

La question de l’état ou de la situation d’exception a fait l’objet de très nombreuses réflexions depuis des siècles. La première institution spécifiquement pensée en ce sens, c’est-à-dire instaurant un suspens du fonctionnement normal d’une collectivité politique, est la dictature romaine, qui a été célébrée plus tard par Machiavel (Discours sur la première Décade de Tite-Live, livre I, chap. 34) ou par Rousseau (Du contrat social, livre VI, chap. 6).

Pour l’un comme pour l’autre, les éléments cruciaux de la dictature romaine sont les suivants. Premièrement, la cité se prémunit contre les circonstances qui excèdent ses lois en prévoyant une institution d’exception, reconnaissant par la même occasion que ses lois ou son gouvernement régulier ne peuvent parer à toutes les éventualités. Deuxièmement, non seulement l’entrée dans une situation d’exception, mais aussi sa durée doivent être précisément déterminées. Troisièmement, les pouvoirs d’exception ne doivent pas être confiés aux magistrats réguliers de la cité, qui restent pourtant en fonction pendant la durée de l’exception (d’où l’intérêt de la dictature romaine, puisque les dictateurs étaient choisis hors des autorités en place, et élus pour six mois). Enfin, quatrièmement, pour reprendre la formule suggestive de Rousseau, le magistrat d’exception « peut tout faire, excepté des lois ». Cela signifie que ses décisions ne perdureront pas après la situation d’urgence, sauf si les autorités normales le décident.

Pour les républicains, et Machiavel est exemplaire en ce sens, les modalités de l’exception ont pour objectif premier de maintenir la cité et ses libertés, en permettant, pour un temps donné, les décisions rapides et drastiques que les organes collégiaux des républiques ne permettent pas, selon lui. Si la pensée et la pratique républicaines ont contribué à l’intelligence des institutions d’exception, la tradition libérale, en son sens le plus large, l’a fait aussi, mais avec d’autres préoccupations. Les libéraux, s’ils rejoignent l’objectif ultime de sauvegarde de l’État, sont davantage attentifs aux justifications permettant de suspendre les libertés individuelles, et lesquelles parmi elles. Très tôt, ils se sont interrogés sur les raisons qui pouvaient justifier la suspension de la vieille institution anglo-américaine de l’Habeas corpus, qui reconnaît le droit d’être déféré devant un tribunal en cas d’arrestation. C’est aujourd’hui encore la seule disposition d’exception figurant explicitement dans la Constitution américaine, par exemple (art. 1, section 9).

Enfin, pour la pensée autoritaire ou fascisante, l’état d’exception entretient un rapport intime avec la souveraineté et le pouvoir politique. Son interprète le plus éloquent en a été le juriste nazi Carl Schmitt qui, dans sa Théologie politique, a affirmé le principe suivant, hélas bien souvent suivi par des États ne se revendiquant pourtant pas de la même tradition politique : « Est souverain celui qui décide de et dans la situation exceptionnelle ».

Pour tous ces auteurs, la situation d’exception par excellence est une attaque militaire, une invasion ou une guerre civile. Plus récemment, surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, est venu s’ajouter à cet exemple celui du « terrorisme ». 

Les épidémies, les graves crises sanitaires ou les catastrophes naturelles doivent-elles rentrer dans ce cadre d’exception pensé pour d’autres éventualités ? Elles n’ont pas reçu, assez étrangement, la même attention de la part de l’histoire de la pensée politique. Nous le croyons, et l’actualité immédiate le montre amplement. Les règles de fonctionnement habituelles du pouvoir ne peuvent plus être respectées, des mesures restreignant considérablement de nombreuses libertés fondamentales doivent être prises hors des procédures prévues par la constitution (et, de toute manière, ces restrictions seraient absolument inacceptables en dehors d’une situation d’exception), le danger d’une prolongation sans fin de certaines dispositions prises pendant la situation d’exception existe, et la nécessité de prévoir ces situations est tout aussi important s’agissant d’une épidémie que d’une situation de guerre. Par conséquent, bien qu’elles présentent des traits distincts de ceux qui caractérisent les cas habituellement traités par les spécialistes de l’état d’exception, les épidémies et les catastrophes naturelles doivent aussi rentrer dans le cadre d’une réflexion sur les situations d’urgence.

Quelques éléments d’un état d’exception démocratique

À partir de ce qui précède, il est possible d’indiquer quelques-unes des règles qu’il est nécessaire de respecter si l’on veut établir un état d’exception dans une collectivité démocratique.

  1. Avec Machiavel, il faut, avant tout, reconnaître qu’il puisse se présenter des situations justifiant le recours à un pouvoir d’exception, et que la législation normale doit y pourvoir.
  2. Le déclenchement de l’état d’exception doit répondre à des critères aussi précis que possible, afin de réduire au maximum la marge d’interprétation à leur égard. La dimension manifeste du danger, son caractère imminent, et l’impossibilité tout aussi manifeste d’y faire face par les moyens gouvernementaux et législatifs ordinaires font partie de ces critères.
  3. Si l’état d’exception suspend une partie des libertés et des droits fondamentaux, il faut s’interroger sur ce qui doit être maintenu, non pas dans, mais par un tel état. Le candidat le plus naturel dans une démocratie paraît être la liberté, individuelle et collective (et donc son égale distribution). Il faut la distinguer du régime, de l’ordre ou de la sécurité, ou même du seul maintien des institutions1. L’état d’exception suspend donc pour un temps donné la liberté afin de la garantir à long terme.
  4. La décision concernant le passage à la situation d’exception ne doit pas appartenir au pouvoir qui va prendre les décisions dans cette situation (il faut donc prendre l’exact contre-pied de la formule ambiguë de Carl Schmitt citée plus haut). Si cette décision ne peut être prise immédiatement, elle doit être confirmée aussi vite que possible par l’organe prévu (dans l’hypothèse la plus vraisemblable, le parlement).
  5. Les pouvoirs normaux doivent continuer à être opérationnels durant la situation d’exception, même si leurs activités sont suspendues. Le parlement doit en particulier continuer à fonctionner, fût-ce sous une forme réduite (au travers de son bureau ou d’une commission spéciale). Il doit être tenu informé en permanence des décisions prises lors de la situation d’urgence. Il en est de même des cours de justice.
  6. Les décisions politiques normales sont suspendues durant l’état d’exception (vote des lois, modifications de la constitution, référendums, etc.). De même, les élections qui étaient normalement prévues doivent être reportées (avec l’aval de l’organe concerné).
  7. La durée de la situation d’exception doit être dès le départ fixée, et sa prolongation doit être décidée par le même organe qui a autorisé son ouverture. Le juriste américain Bruce Ackerman propose même que chaque prolongation requière une majorité plus importante (50%, puis 60%, 70%, 80%, et enfin 90%), afin de s’assurer qu’une situation d’exception qui se prolongerait pour une durée anormalement élevée recueille la quasi unanimité2. L’idée mérite d’être explorée.
  8. Afin de s’assurer que les décisions prises pendant la situation d’exception n’aient pas été inappropriées, et n’aient pas servi qu’aux intérêts de quelques-un·e·s, la phase suivant immédiatement la levée de l’état d’urgence est particulièrement importante.
    1. Un organe doit examiner toutes les décisions prises durant cette période et juger de leur efficacité, de leur proportionnalité et de leur légitimité, compte tenu des circonstances exceptionnelles, et il doit pouvoir prononcer des condamnations le cas échéant (démissions des magistrats en charge de la situation d’urgence, amendes, etc.).
    2. Les décisions prises pendant l’état d’exception doivent dans toute la mesure du possible être réversibles une fois celui-ci éteint, et dans les cas contraires, des dédommagements substantiels doivent être prévus.
    3. Toutes les décisions prises durant l’état d’exception doivent être annulées. Elles doivent, pour être prolongées, recevoir l’aval des organes prévus par la constitution et les lois (et être adaptées à l’ordre normatif habituel). On peut imaginer que, dans ce dernier cas, une majorité qualifiée soit nécessaire à leur maintien.

1. Une démocratie ne doit pas se prémunir par des moyens d’exception contre une révolution qui viserait à étendre et approfondir la liberté.

2. C’est ce qu’il nomme l’« escalator super-majoritaire » (Bruce Ackerman, Before the Next Attack, New Haven, Yale University Press, 2006, p. 80-83).

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Pour aller plus loin : Bernard Manin, « Le paradigme de l’exception », La vie des idées, 15 décembre 2015 [https://laviedesidees.fr/Le-paradigme-de-l-exception.html].

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