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Penser l’antiracisme

Antoine Chollet, Stéphanie Pache •

«La situation réelle du minoritaire commande sa place de questionneur dans la société majoritaire.»

Colette Guillaumin, L’idéologie raciste (1972)

L’écrivain noir américain James Baldwin a souvent rappelé ce que le racisme fait, non seulement aux Noir·e·s, mais à l’Amérique blanche, c’est-à-dire aux dominant·e·s. De la même manière que le colonialisme est un cancer qui s’étend dans les métropoles et transforme les sociétés colonisatrices, le racisme ne laisse pas la population dominante indemne. Il l’«ensauvage», comme l’a dit Aimé Césaire, il brutalise l’ensemble de la société, il inculque à chacun·e de ses membres que les êtres humains, quels que soient les principes proclamés par ailleurs, ne sont pas égaux et que certains d’entre eux peuvent être opprimés, martyrisés, exploités, tués. Aucune société démocratique ne peut émerger d’une telle situation. Il faut d’abord se débarrasser du racisme.

«Il leur a fallu croire pendant de longues années et pour d’innombrables raisons que les Noirs étaient inférieurs aux Blancs. Beaucoup d’entre eux, à la vérité, savent qu’il n’en est rien, mais, comme tu auras l’occasion de t’en rendre compte, les hommes trouvent bien difficile d’agir selon leurs convictions. Agir c’est s’engager et s’engager c’est prendre des risques. Dans le cas particulier, le risque, aux yeux de la plupart des Américains blancs, c’est la perte de leur identité.»

James Baldwin, «Et mon cachot trembla», La prochaine fois, le feu (1962)

Le fait raciste

Le racisme n’est pas un phénomène individuel, il n’est pas le fait uniquement de personnes qui exprimeraient des opinions racistes ou agiraient de manière raciste. C’est un phénomène social, et il forme un système dont les ramifications touchent tous les aspects de la société (et tou·te·s ses membres). Historiquement, en Europe, cette op- pression militaire et économique a principalement pris la forme du colonialisme, aux États-Unis et en Amérique latine celle de l’esclavage, désormais remplacé par d’autres formes de domination. De la même manière qu’on ne peut être individuellement non capitaliste dans une économie capitaliste, il n’est pas possible de vivre, d’agir et de penser hors du racisme dans des sociétés qui sont racistes. Dans un cas comme dans l’autre, ce sont des mouvements sociaux et politiques qui indiquent dans quelle direction l’on agit, soit en luttant activement contre le racisme, soit en le renforçant.

«Le racisme crève les yeux car précisément il entre dans un ensemble caractérisé : celui de l’exploitation éhontée d’un groupe d’hommes par un autre parvenu à un stade de développement technique supérieur. C’est pourquoi l’oppression militaire et économique précède la plupart du temps, rend possible, légitime le racisme. L’habitude de considérer le racisme comme une disposition de l’esprit, comme une tare psychologique doit être abandonnée.»

Frantz Fanon, « Racisme et culture » (1956)

Le racisme est le produit d’une histoire récente. Il est indissociable d’une pensée essentialiste développée au XIXe siècle qui attribue des différences de nature entre groupes sociaux. La pensée raciste se nourrit d’une illusion biologique qui a dominé les sciences et la médecine jusqu’à récemment et qui reste aujourd’hui encore très présente, avec des conséquences funestes pour les personnes non blanches (et bien d’autres), notamment dans le cadre de pratiques eugénistes. La critique de la naturalisation des identités et des groupes sociaux est ainsi au cœur de l’antiracisme.

«Ceux qui n’ont pas de pouvoir, par définition, ne peuvent jamais être “racistes” car ils ne peuvent jamais faire payer aux autres ce qu’ils éprouvent ou redoutent.»

James Baldwin, Chassés de la lumière (1972)

La critique antiraciste

La question de la perspective est essentielle dans toute la littérature noire. Voir le monde, la société, les rapports raciaux, les dominant·e·s, avec les yeux d’une personne racisée (un terme utilisé pour la première fois par Colette Guillaumin dans L’idéologie raciste) est une expérience singulière. Elle ne conduit pas automatiquement à une connaissance plus exacte des rapports sociaux de race, ni à un positionnement politique nécessairement mieux informé ou plus efficace, mais elle permet de poser des questions qui, d’un autre point de vue, ne seraient pas posées. La voix des dominé·e·s doit ainsi toujours être écoutée avec attention, et c’est d’ailleurs l’une des raisons qui font que la littérature (chez Toni Morrison, James Baldwin ou Ralph Ellison par exemple), la poésie (pensons à Aimé Césaire ou Audre Lorde) ou la musique sont des lieux privilégiés pour transmettre ces expériences et les rendre intelligibles.

«À partir du XIXe siècle, (…) on ne peut plus se convertir, ni acquérir les vertus du dominant, la nature garantit maintenant les particularités de chaque groupe. (…) Ce système de justification est l’alibi des agressions concrètes ; conscient ou inconscient, il constitue la cohérence du phénomène raciste.»

Colette Guillaumin, L’idéologie raciste (1972)

Et comme le montrent d’ailleurs ces œuvres, l’expérience des rapports sociaux n’est pas, par définition, un phénomène symétrique. Il n’y a ainsi pas de «racisme anti-blanc», pour la simple raison que le racisme est un phénomène social qui s’appuie sur un appareil d’oppression (économique, policier, militaire, urbain, etc.) qui n’existe pas à l’encontre des personnes blanches en tant que telles. Une insulte ou de la violence contre ces dernières·ers ne sont toujours qu’un ensemble d’événements isolés, ils ne font pas système et, surtout, il ne sont pas renforcés par l’ensemble des institutions existantes.

«Faire l’expérience de la douleur causée par la haine raciale, ou être témoin de cette peine n’est pas suffisant pour comprendre ses origines, son évolution ou son impact sur l’histoire globale. L’incapacité des femmes états-uniennes à comprendre le racisme dans le contexte politique états-unien n’est pas dû à un quelconque dysfonctionnement inhérent à la pensée des femmes. Elle ne fait que refléter le degré de notre oppression.»

bell hooks, Ne suis-je pas une femme? (1982)

Les stratégies de luttes

Cette asymétrie justifie aussi des stratégies de luttes différentes selon sa position dans la hiérarchie des races socialement établie. On peut être raciste ou antiraciste quelle que soit sa couleur de peau, mais les blanc·he·s ne peuvent prétendre à la même légitimité quand ils dénoncent une expérience qui n’est pas la leur, et les véritables allié·e·s ne tenteront pas de parler à la place des personnes dominées. Cela n’empêche ni les échanges, ni les alliances fondées sur des buts communs, mais la condamnation de l’oppression raciste par les personnes blanches requiert de laisser parler en priorité les personnes racisées, non parce qu’elles sont les seules à pouvoir discuter du problème (ce qui reviendrait à leur laisser la responsabilité exclusive de l’antiracisme!), mais pour faire exister une parole minorisée dans l’hégémonie blanche, et surtout, pour l’écouter. Les collectifs et organisations militants peuvent évidemment choisir d’intégrer ou non des personnes blanches, selon les circonstances, mais la lutte antiraciste requiert l’engagement de tou·te·s. Puisque nous sommes tou·te·s concerné·e·s, les décisions politiques sur ces questions doivent être prises collectivement.

«Les nationalistes culturels ne comprennent pas les révolutionnaires blancs, car ils ne comprennent pas pourquoi un Blanc se révolterait contre le système. (…) le rôle du radical de la mère-patrie, et il a bien un rôle, est d’abord de choisir ses amis et ses ennemis (…) et ensuite, de ne pas se contenter de parler de son désir de se racheter moralement et de se réaligner avec l’humanité, mais de mettre ceci en pratique en attaquant les défenseurs des institutions.»

Huey P. Newton (Black Panther)

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 177 (automne 2020).

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