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Les relations incestueuses entre l’économie et la politique en Suisse


Par Olivier Longchamp et André Mach


Début 2005, Christoph Mörgeli, conseiller national zurichois considéré comme «l’idéologue» de l’UDC s’en prenait vivement à Kaspar Villiger, lui reprochant d’avoir reçu au terme de son mandat de Conseiller fédéral des sièges dans divers Conseils d’administration en récompense des services rendus lors du sauvetage de Swissair.

Kaspar Villiger n’est pas le premier ex-conseiller fédéral qui ait accepté de siéger dans un conseil d’administration (CA) au terme de son mandat. Au contraire, la pratique est usuelle pour les membres des partis bourgeois. On peut rappeler quelques cas célèbres de l’après-guerre: Walther Stampfli (PRD), par exemple, Conseiller fédéral de 1940 à 1947 siège jusqu’à son décès en 1965 dans les CA de Von Roll, d’Escher-Wyss, de Bally, de la SBS et de l’usine de Papier de Biberist. Max Petitpierre (PRD), Conseiller fédéral de 1944 à 1961, obtient des sièges d’administrateur chez Nestlé, Swiss Ré, Brown-Boveri (BBC), Ebauches SA et Ciments Portland. Plus récemment, Flavio Cotti (PDC) obtient des mandats dans les CA de Georg Fischer, Think Tools et dans le comité consultatif du Crédit suisse.

De tels mandats d’administrateurs – généralement octroyés dans les firmes les plus prestigieuses du tissu économique helvétique – ont des fonctions différentes. Certes parfois décernés comme récompenses pour services rendus, ces sièges permettent aussi aux entreprises d’obtenir, via d’anciens Conseillers fédéraux, un accès privilégié à l’administration fédérale et plus largement au monde politique helvétique. Les carnets d’adresses d’anciens ministres, permettant aussi l’accès à des réseaux politiques internationaux, ont donc une valeur qui va au-delà de simples questions de prestige.

Du point de vue des principaux intéressés, de tels mandats n’auraient rien de répréhensibles, puisqu’ils garantiraient l’efficience de «l’économie suisse» dont les intérêts pourraient être identifiés avec l’intérêt général. La question se pose cependant – comme dans le cas de Kaspar Villiger – de savoir dans quelle mesure la perspective de lucratifs sièges d’administrateurs «après» ne serait pas de nature à influencer la politique pratiquée par les Conseillers fédéraux «avant», durant l’exercice de leur mandat public. Les retraites généreuses des anciens ministres ne justifieraient-elles pas l’interdiction de telles pratiques?

Il serait cependant naïf de croire qu’une telle interdiction serait de nature à supprimer les relations incestueuses entre entreprises privées et partis politiques bourgeois. L’imbrication de ces deux mondes est en effet étroite, et elle ne se limite pas aux membres du Conseil fédéral, mais concerne de nombreux parlementaires fédéraux.

L’évolution dans les années 1990…

Ces dernières années, les médias ont beaucoup parlé d’un divorce croissant entre les milieux économiques et les partis bourgeois. Ces derniers seraient devenus sourds et insensibles aux demandes des milieux patronaux. Dans le contexte de faible croissance économique des années 1990, les députés fédéraux n’auraient pas eu le courage d’adopter les réformes sociales et économiques radicales demandées par les milieux patronaux. Toutefois, le nombre de sièges de CA occupés par des députés fédéraux n’a pas subi de bouleversements considérables au cours des quatre dernières législatures, comme l’indique le tableau ci-dessous.

Nombre de mandats d’administrateurs des députés des trois partis bourgeois (1991-2003)

Conseil national

Conseil des Etats

Sièges

Mandats

Moyenne

Sièges

Mandats

Moyenne

1991-95

PRD

PDC

UDC

43

36

25

209

113

62

4.9

3.1

2.5

PRD

PDC

UDC

18

16

3

43

65

15

2.4

4.1

5.0

1995-99

PRD

PDC

UDC

44

34

28

156

70

78

3.5

2.1

2.8

PRD

PDC

UDC

17

16

5

45

35

22

2.6

2.2

4.4

1999-2003

PRD

PDC

UDC

43

35

44

151

57

88

3.5

1.6

2.0

PRD

PDC

UDC

18

15

6

70

45

31

3.9

3.0

5.2

2003-2007

PRD

PDC

UDC

37

25

53

196

78

144

5.3

3.1

2.7

PRD

PDC

UDC

14

15

7

92

63

33

6.6

4.2

4.7

Source: Registre des liens d’intérêts, établi par les services du Parlement pour chaque législature.

Même si ces chiffres doivent être pris avec précaution (on se rappelle du PDC Peter Hess, ancien président du Conseil national, qui n’avait déclaré que la moitié de ses 48 mandats), ils donnent quelques indications sur l’évolution des relations entre entreprises et parlementaires.

Si on peut constater une certaine diminution entre la législature 1991-95 et les deux législatures suivantes, surtout au Conseil national (et moins au Conseil des Etats), on peut observer une nette augmentation avec la législature actuelle dans les deux Chambres et pour les trois partis bourgeois. D’un point de vue général, le parti radical (PRD) reste le parti avec le plus de relations directes avec les entreprises devant l’UDC et le PDC, qui obtiennent des moyennes assez proches. La députation UDC se démarque par sa forte hétérogénéité: alors que certains députés ne disposent de presque aucun mandat (U. Maurer, C. Mörgeli, ou J. Fattebert), d’autres en cumulent de nombreux (P. Spühler ou H. Kaufmann). L’emprise des milieux économiques sur notre «Parlement de milice» est encore bien réelle.

En revanche, les plus grandes multinationales suisses comptent de moins en moins de représentants directs au Parlement et les parlementaires siègent plutôt dans les CA de petites et moyennes entreprises. Cette évolution s’explique notamment par la réduction de la taille des CA des grandes entreprises. Quelques exceptions existent toutefois, comme P. Spühler, UDC thurgovien, récemment entré au CA de l’UBS.

Des canaux plus informels se mettent en place

Même si elles comptent de moins en moins d’administrateurs/députés, les plus grandes entreprises suisses ont mis sur pied des nouveaux canaux d’influence plus informels que la présence directe dans leur CA ou le recours aux associations patronales.

Ainsi, la publication des fameux «livres blancs», cosignés par les représentants des dirigeants des plus grandes multinationales suisses au début des années 1990 s’adressait directement aux parlementaires et les incitait à accélérer les réformes néo-libérales. De même, la création en 2000 d’Avenir Suisse, la nouvelle «boîte à idées» patronale, dotée d’un budget annuel de plusieurs millions, et financée par les principales multinationales suisses, représente une nouvelle manière indirecte d’influencer la politique fédérale.

D’autre part, face à l’érosion régulière du PDC et du PRD au cours des années 1990, les milieux économiques ont de plus en plus misé sur l’UDC, qui semblait ainsi devenir le «nouveau parti» des milieux économiques. En décembre 2003, EconomieSuisse et de nombreux représentants de l’économie avaient explicitement soutenu la candidature de Christoph Blocher au Conseil fédéral.

Le retour en grâce du PRD ?

Il semblerait que certains représentants patronaux reviennent quelque peu en arrière et se rapprochent de leur partenaire politique traditionnel, le Parti radical. Plusieurs raisons à cela. D’une part, la première année du nouveau Conseil fédéral, avec Blocher et Merz, s’est plutôt soldée par des échecs, que ce soit sur le «paquet fiscal» ou l’élévation de l’âge de la retraite des femmes. D’autre part, l’attitude résolument anti-européenne de l’UDC a rendu les milieux économiques plus réticents à l’égard du «parti agrarien».

A l’automne 2004, une nouvelle association «Les amis du parti radical» voyait le jour, composée de plusieurs poids lourds de l’économie suisse. Outre le directeur général de l’UBS, P. Wuffli, on trouve parmi ses fondateurs: R. Dörig (Swiss Life, ancienne Rentenanstalt, un vieux «repère radical»), W. Kielholz (Crédit suisse), D. Vasella (Novartis) ou encore A. Kudelski. Cette nouvelle association affirme soutenir le PRD sur le plan des idées, mais aussi sur le plan matériel et en «mettant à sa disposition des experts lorsqu’il s’agit de questions économiques particulières».

En fin de compte pourtant, malgré les tensions très médiatisées entre Mörgeli et Villiger ou entre Couchepin et Blocher qui tiennent d’avantage de la querelle de chefs que d’oppositions idéologiques de fond, PRD et UDC poursuivent les mêmes objectifs politiques sur les dossiers économiques, financiers et sociaux en tout cas.

 

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