L’ennemi principal n’a pas assez d’ennemi·e·s

Stéphanie Pache •

Il est devenu commun de vouloir minimiser et délégitimer les mouvements féministes en les accusant d’être trop blancs, trop bourgeois, trop théoriques. Attaqués sur leur gauche, les féministes le sont aussi bien sûr encore davantage sur leur droite, la réaction antiféministe ne se faisant pas désirer.


Les organisations religieuses conservatrices, en premier lieu l’Église catholique, comme les nationalistes en tous genres n’en finissent pas de dénoncer la «théorie du genre» et ses effets sur nos sociétés patriarcales. La dénonciation des violences envers les femmes contreviendrait à la liberté d’expression. En bref, le féminisme diviserait une société autrement harmonieuse et généreuse. Ou encore plus absurde, il diviserait les luttes sociales et détournerait l’attention des causes les plus urgentes et les plus importantes, généralement contre le capitalisme.

Mixer tout ça

Au sein même des féminismes, puisqu’il faut toujours rappeler qu’ils sont multiples et parfois radicalement divergents, on est priée d’articuler toutes les luttes, «d’intersectionner» nos analyses et nos revendications, de contester l’existence du «sujet femme», dorénavant accusé d’être blanc et riche, tout en tentant d’intégrer toutes les femmes.

Une nouvelle génération de féministes fait trop souvent fi de l’histoire des mouvements féministes. La comparaison des rapports de pouvoir est en effet un moteur des luttes et non un facteur d’effacement des unes pour les autres. L’inspiration est aussi nécessaire en politique. Les outils acquis dans un combat en nourrissent un autre. Mais surtout, les mécanismes de domination, d’exploitation et d’appropriation, qui se renouvellent sans cesse, ne sont, d’une part, pas aussi spécifiques que certains groupes le défendent, et d’autre part, des particularités n’empêchent pas de discerner des convergences et des similarités majeures.

Combattre l’appropriation

En particulier, il serait urgent de se rappeler que l’ennemi·e des personnes contestant les inégalités n’est pas un groupe social mais bien un rapport de pouvoir qui construit le groupe social bénéficiant du rapport du pouvoir autant que le groupe social le subissant.

La sociologue féministe Colette Guillaumin appelait ainsi à considérer les rapports sociaux de race, puis les rapports sociaux de sexe, comme une dynamique d’appropriation, entre une classe propriétaire des corps et des existences de la classe appropriée. Dans ce rapport, les femmes et les personnes racialisées sont considérées comme des objets à s’approprier, des corps sans capacité de décision propre, des catégories naturalisées. Un droit à les traiter ainsi existe de par leur appartenance à des catégories «naturelles», entendez différentes et donc inférieures, mais surtout déterminantes et immuables. La force des rapports sociaux de sexe et de race surgit de cette croyance en l’évidence de leur «naturalité», de la matérialité biologique de ces catégories sociales.

Ne pas se tromper d’ennemi (ni d’ami·e)

La cible des luttes féministes, antiracistes, ou socialistes, l’ennemi principal, ce n’est cependant pas la classe propriétaire mais le rapport d’appropriation. Des rapports sociaux égalitaires, ou du moins plus égalitaires ne se construisent pas en renforçant, ni même en laissant se reproduire les catégories créées par le rapport de pouvoir inégalitaire.

De même, la réappropriation du pouvoir et de sa capacité d’action n’attend pas l’aval des gouvernements, des familles ou du patronat. Les militant·e·s antiracistes et féministes partagent, de par l’appropriation qui les lie intimement au groupe propriétaire, la difficile expérience de devoir questionner ces liens, leur subjectivité, et leur rationalité, dans leur tentative d’autonomisation, d’empowerment.

Or la dénaturalisation de la race et du sexe requiert de les replacer dans une histoire et dans leurs dimensions politiques. Ce processus est extrêmement conflictuel, car il affecte radicalement le rapport à soi, aux autres et au monde. Mais c’est aussi la chance de ces luttes de ne pouvoir se satisfaire d’une demi-mesure. Car comme l’égalité, annulée par toute inégalité, la dénaturalisation des sexes, et donc l’émancipation des femmes, ne saurait réussir sans une radicale lutte contre toute appropriation. Comme le dirait Guillaumin au sujet du racisme et du sexisme, il n’y a rien à articuler, car c’est le même rapport que nous combattons.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 174 (hiver 2019-2020).

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