«Le droit du travail à l’aéroport, c’est que pour le patron»

Entretien de Francis Eva •

Pour savoir à quoi ressemblent les conditions de travail à l’aéroport de Genève, nous nous sommes entretenu·e·s par téléphone avec Francis Eva (nom d’emprunt). Il cumule deux emplois à l’aéroport au sein duquel il milite syndicalement.

Pour qui travaillez-vous à l’aéroport ?

Je travaille depuis une quinzaine d’années à l’aéroport de Genève. Actuellement, je suis à la fois engagé en tant que bagagiste auxiliaire, payé à l’heure, par une entreprise active dans l’assistance au sol et en tant qu’agent d’accueil auxiliaire, payé au mois, par une agence privée de sûreté. Ma boîte d’assistance au sol a récemment tenté de profiter d’un vide conventionnel pour nous obliger à réserver trois jours par semaine et deux weekends par mois. Cette décision aurait franchement compliqué la conciliation de mes deux emplois. Alors qu’on avait déjà beaucoup accepté par le passé, ça a été pour de nombreuses personnes la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Beaucoup ont donc démissionné. Avant nous étions 1’200, désormais nous ne sommes plus que 800. Au moins, le patron exclut désormais tout autre licenciement.

Quelle a été la réaction syndicale ?

La direction ne voulait rien entendre aux objections des syndicats, nous avons donc décidé d’organiser une action. Nous savions qu’en cas de mobilisation, le patron allait débaucher des travailleuses·eurs de l’aéroport de Zurich pour briser notre mouvement. Nous avons donc organisé un débrayage surprise, qui s’est avéré être un beau succès. Le patron a rapidement — même presque trop rapidement — fait de nombreuses concessions et proposé d’ouvrir des négociations en vue de la signature d’un CCT de crise. Alors qu’on aurait dû, à mon avis, prolonger la mobilisation pour obtenir encore un peu plus, les collègues ont décidé d’y mettre fin. Je trouve tout de même dommage de ne pas être allé plus loin, car l’employeur propose déjà d’introduire la possibilité de recourir de manière illimitée aux split shifts (horaires coupés). Si on ne se remobilise pas et qu’on n’effectue pas de nouvelles actions, l’employeur nous demandera toujours plus de flexibilité.

J’ai entendu parler de l’histoire des pompières·er lors du débrayage, pouvez-vous m’en dire plus ?

Étant donné que notre débrayage n’était pas annoncé, la direction a été prise au dépourvu. Genève aéroport est alors intervenu et a ordonné aux pompières·ers de l’aéroport de vider les soutes des avions. Fort heureusement, ces dernières ·ers ont fait acte de solidarité et ont refusé de briser notre mobilisation. Genève aéroport, qui est je le rappelle une entité publique, a donc ordonné à des employé·e·s de l’État, payé·e·s avec nos impôts, de briser un débrayage dans une entreprise privée. C’est tout simplement scandaleux.

Quel horizon pour vos luttes syndicales ?

Je ne me fais pas la moindre illusion sur le futur. La crise du coronavirus est notamment une excuse toute trouvée pour toujours plus s’en prendre à nos condition de travail. Néanmoins, il y a un tel ras-le-bol général parmi le personnel que les cas d’arrêts-maladies flambent. Même les cadres se mettent désormais en arrêt-maladie, participent aux assemblées du personnel et jouent ainsi de moins en moins le jeu du patron.

Des travailleuses·eurs frontalières ·ers militent-elles et ils à vos côté ?

Bien qu’elles et ils soient d’origine très diverse, les trois quarts des membres du syndicat résident en Suisse. Même s’il y a eu une légère amélioration lors des dernières mobilisations, la plupart des ouvrières·ers frontalières·ers ne s’investit pas au syndicat. Ce manque d’investissement est dommageable, car il profite uniquement à l’entreprise. Toutefois, je sais qu’en 2010 de nombreuses·eux frontalières·ers avaient pris une part active aux grèves de l’aéroport.

Vos conditions de travail se dégradent-elles avec le temps ?

Le problème, c’est surtout avec mon emploi d’auxiliaire d’accueil. Étant donné que l’on travaille toute la journée à l’intérieur sans la moindre lumière naturelle, nous avions droit avec l’ancien concessionnaire à une pause de vingt minutes toutes les deux heures pour s’aérer l’esprit. Quand mon actuel employer a repris la concession, sa direction a tenté de nous supprimer cette pause, alors même qu’elle est payée par Genève aéroport. Si nous avons pu la sauver, le patron nous a tout de même sucré cinq minutes… Pendant la première vague de coronavirus, l’entreprise nous a supprimé cette pause pour les shifts de moins de trois heures.

De plus, alors que le règlement de l’aéroport dispose explicitement que les employé·e·s peuvent s’asseoir en cas de faible activité, l’employeur a également tenté de nous supprimer ce droit.

Il ne nous paie pas non plus la moindre heure supplémentaire. L’annualisation des heures de travail de travail supplémentaires est tellement obscure que nous n’avons pas la moindre idée où elles passent. On se fait littéralement voler par notre employeur et l’aéroport cautionne cela.

Pouvez-vous m’expliquer le problème avec les horaires à l’aéroport ?

En théorie, on reçoit, comme l’exige la loi sur le travail, nos horaires au moins deux semaines à l’avance. Dans les faits, le 30 du mois nous n’avons déjà pas eu plusieurs fois nos horaires pour le mois prochain… Je dois constamment vérifier mes horaires pour le lendemain. Toutefois, ce qui est encore plus pénible, c’est qu’avec les RHT (réduction de l’horaire de travail), le jour même je ne sais pas si le patron me lâchera avant la fin de mon shift ou pas. Il devient de plus en plus compliqué d’organiser sa vie privée et sociale. Le droit du travail à l’aéroport, c’est que pour le patron.

Que dire sur la privatisation rampante de l’aéroport ?

Juste avant que je commence à travailler à l’aéroport de Genève, il n’y avait en son sein pas la moindre entreprise privée active dans la sécurité (la prévention des accidents) ou la sûreté (la lutte contre les actes malveillants). Tout était entièrement en mains publiques. Après la tentative d’attentat à la bombe liquide de 2006, Adecco, ISS, puis Securitas ont débarqué dans le secteur. Sans la moindre transparence ou décision publique, la sécurité et la sûreté de l’aéroport ont été progressivement privatisées. Actuellement, 70% des emplois dans ce secteur sont désormais de droit privé. Ce processus de privatisation ne s’est évidemment pas déroulé sans scandales.

Propos recueillis par Joakim Martins.

Crédit image: Ricardo IV Tamayo sur Unsplash.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 182 (hiver 2021-2022).

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