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La Suisse, violente ?

L’historienne Carole Villiger vient de publier un ouvrage questionnant les usages politiques de la violence en Suisse dans la deuxième moitié du XXe siècle, qui évoque tant les actions violentes de mouvements d’extrême gauche que celles de groupes d’extrême droite ou encore des séparatistes jurassiens. Entretien.

Pourquoi réfléchir aux usages de la violence en politique ?

Après un livre sur le mouvement de libération des femmes, j’ai voulu continuer à réfléchir à l’histoire des luttes politiques en Suisse et approfondir la question du répertoire d’action à disposition des mouvements en évoquant l’utilisation de la violence comme moyen de revendication.

Comme le discours dominant prétend qu’il n’y a pas eu de violences politiques dans l’histoire récente de la Suisse, j’ai d’abord dû me demander si c’était vraiment le cas, ou si ce n’était pas plutôt que l’histoire de cette violence n’eût jamais été faite. Après avoir constaté en dépouillant la presse de l’époque qu’il y avait bel et bien eu des violences politiques en Suisse aussi, j’ai également dû me défaire de l’idée que cette violence était uniquement liée aux mouvements d’extrême gauche, ce qui est loin d’être le cas.

Je suis donc partie d’une définition empirique assez large de la violence, pour pouvoir circonscrire les actions que j’analyserais sans a priori sur les actrices·eurs concernés, car je voulais précisément démontrer qu’il n’y a pas de définition fixe de la violence politique, mais qu’elle varie en fonction du contexte, de qui a le pouvoir de définir l’autre comme violent et des représentations que l’on s’en fait.

Comment les autorités réagissent-elles face à ces protestations violentes ?

En étudiant une palette de mouvements politiques de différentes tendances, j’ai pu montrer que les autorités politiques ont eu un traitement différencié des actions violentes : les mouvements jurassiens ou l’extrême droite n’ont ainsi jamais été qualifiés de « terroristes », terme réservé à l’extrême gauche dans le discours de la police fédérale de l’époque, et c’est donc l’extrême gauche qui a été réprimée le plus durement. Cela s’explique en grande partie par le contexte de guerre froide et la peur que les autorités politiques avaient du communisme. Mais on remarque aussi qu’il y a parfois des différences d’appréhension au sein même de la police : dans les archives de la police fédérale, une même personne pouvait ainsi être qualifiée à Zurich de « terroriste » et à Genève de « dissident·e ».

Pourquoi l’image d’une Suisse paisible et sans violence persiste-t-elle ?

La Suisse aime donner cette image de démocratie directe « modèle », de pays pacifié et non violent, alors que ça n’a jamais été le cas. Ce mythe justifie une sorte de déni, et renvoie vers l’extérieur tout ce qui le contrarie. C’est vrai pour les mouvements d’extrême gauche, longtemps perçus comme des satellites de l’URSS, mais aussi pour l’extrême droite : alors que son niveau de violence en Suisse a été comparable à celui des pays voisins, on l’évoque souvent dans les médias comme une violence importée de skinheads allemands, qu’on ramène ainsi à « l’Est », voire à des personnes qui auraient mal vécu la chute du mur et développeraient donc un extrémisme de droite…

Le fait que des mouvements en arrivent à exprimer des exigences politiques par le biais d’actions violentes questionne la réalité de cette démocratie directe qui éviterait toute violence en proposant un pouvoir proche du peuple. Cela révèle que les outils disponibles pour exprimer une revendication ne fonctionnent pas, parce qu’une initiative populaire coûte très cher et qu’il est difficile de récolter les signatures sans l’aide d’un grand parti politique. La démocratie directe ne fonctionne que pour celles et ceux qui ont les moyens de s’en servir.

On constate dans ton livre qu’il y a eu plus d’activistes mort·e·s en prison que de personnes tuées par des groupes violents, que cela révèle-t-il de la violence d’État ?

Si je me suis interrogée sur les interactions entre les mouvements politiques et l’État, c’est aussi parce que cela permettait de montrer les raisons pour lesquelles un mouvement fait le choix de l’action politique violente à un moment donné, de voir ce qu’il y avait en amont, et ainsi de questionner la violence de l’État, qui est sinon difficile à circonscrire empiriquement.

J’ai voulu m’intéresser aux militant·e·s mort·e·s en prison, mais il est difficile d’avoir des chiffres exacts et de trouver des archives. Dans une affaire que j’ai étudiée, qui voit une jeune militante détenue dans des conditions difficiles se suicider en prison, les archives ont disparu, il y a un trou…

Mais cette violence-ci de l’État est identifiable et fait partie de la pointe de l’iceberg, comme la répression des manifestations. Il ne faut pas oublier toute la violence qui est invisible, notamment la violence de la surveillance politique, qui peut empêcher celles et ceux qui y sont soumis de trouver du travail ou un appartement.

Propos recueillis par Gabriel Sidler

À lire : Carole Villiger, Usages de la violence en politique (1950 -2000), Lausanne, Antipodes, 2017

Article paru dans Pdg no 166

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