La passion pour l’histoire et la défense des humilié·e·s, entretien avec l’historien Marc Perrenoud

Entretien avec Marc Perrenoud •

À l’occasion de sa retraite et de la publication, par un groupe de ses ami·e·s, chez Alphil d’un recueil d’articles ayant marqué sa carrière, nous avons rencontré Marc Perrenoud à Neuchâtel. Pour Pages de gauche, il est longuement revenu sur son métier d’historien qu’il l’a conduit des Documents diplomatiques, au Département fédéral des affaires étrangères en passant bien sûr par la Commission Bergier.


Vous avez un parcours d’historien «atypique». Quelles difficultés rencontre-t-on lorsque l’on veut vivre en Suisse de ses recherches historiques?

Étant donné que je ne pensais pas me lancer dans une carrière universitaire, j’ai donc commencé à travailler en tant qu’enseignant à La Chaux-de-Fonds pendant trois années. Louis-Edouard Roulet, le professeur qui m’avait proposé mon sujet de mémoire (intitulé Les relations entre socialistes et communistes dans le canton de Neuchâtel: 1931-1937), m’a proposé en 1981 de travailler pour l’édition des Documents diplomatiques suisses (DDS). Je pensais initialement que ceci ne serait qu’une parenthèse, mais celle-ci s’est prolongée. Par la suite, j’ai été occupé pendant deux ans par un mandat sur l’histoire contemporaine du canton de Neuchâtel pour un livre publié en 1993. Grâce au professeur Jean-Claude Favez, j’ai aussi participé à l’étoffement du Dictionnaire historique de la Suisse. Après avoir contribué à la publication des quatre volumes des DDS sur les années 1939-1947 et au lancement de la base de données en ligne, www.dodis.ch, le professeur Jean-François Bergier m’a demandé d’être le conseiller scientifique de la Commission indépendante d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale (CIE ou «Commission Bergier»).

Jusqu’en 1996, j’espérais trouver un emploi dans des archives ou une bibliothèque. À la Bibliothèque de La Chaux-de-Fonds, Pierre Hirsch et Françoise Frey-Béguin stimulaient les recherches sur l’histoire ouvrière, politique, sociale et culturelle. Mais, dans les années 1990, les autorités ont décidé qu’il fallait «tourner la page» et ne plus encourager les recherches sur ces thèmes parfois controversés.

Pendant la première partie de mon parcours d’historien, j’ai enchaîné les mandats. Ce n’est qu’à partir de quarante ans, fin 1996 avec la CIE, que j’ai eu un emploi stable sur un plus long terme. C’était toujours compliqué d’à la fois satisfaire les exigences des mandataires, en préparant le terrain pour la suite, tout en évitant les ruptures salariales. Ceci explique également l’aspect dispersé des thèmes de mes publications. Je ne pouvais pas me concentrer sur un seul domaine.

Après la CIE, j’ai été recruté par le DFAE (Département fédéral des affaires étrangères), ce qui m’a permis d’approfondir l’analyse des relations de la Suisse avec l’outre-mer, notamment avec l’Algérie (Marc Perrenoud interviendra, par ailleurs, à Lausanne sur la question le 19 mars dans un colloque consacré aux soixante ans de la signature des accords d’Évian). Jean-Claude Favez et Jean-François Bergier ont alors insisté pour que je finisse ma thèse. Comme je n’avais pas de projet de carrière universitaire et que je n’avais que des mandats à court terme qui ne me permettaient pas d’écrire une thèse, je ne l’avais pas achevée. À l’Université de Genève, où j’étais doctorant, il fallait rédiger un ouvrage en grande partie inédite. Une compilation de publications antérieures ne pouvait être une thèse de doctorat. Étant donné que les relations entre corps diplomatique et monde bancaire ne faisaient pas partie du mandat de la CIE, je me suis alors penché sur ce problème. J’ai donc rendu ma thèse à cinquante-deux ans. En 2011, je l’ai finalement publié à cinquante-cinq ans (Banquiers et diplomates suisses (1938-1946)) aux Éditions Antipodes.

Est-ce qu’il est aujourd’hui plus facile de travailler sur le mouvement ouvrier?

Des pionniers de l’histoire du mouvement ouvrier comme le regretté Marc Vuilleumier à Genève, puis Hans-Ulrich Jost, qui était professeur d’histoire à l’Université de Lausanne dès 1981 et qui avait consacré sa thèse à l’histoire du mouvement ouvrier, ont en quelque sorte ouvert une brèche et élargi les possibilités de mener des recherches sur des problèmes économiques, politiques et sociaux.

Avez-vous durant votre carrière subi des rétorsions pour certains de vos articles ou votre participation à la Commission Bergier?

Des historiens comme Jean-Marc Barrelet, Daniel Bourgeois et Gérald Arlettaz ont ouvert de nouveaux champs de recherches, notamment sur l’histoire contemporaine du canton de Neuchâtel, sur la Suisse et le IIIe Reich et sur les problèmes migratoires. Je me suis inséré dans un renouvellement historiographique au début des années 1980. En 1983, la publication de la Nouvelle Histoire de la Suisse et des Suisses, sous la présidence de Jean-Claude Favez, suscite des polémiques à cause du chapitre sur les années 1914-1945 rédigé par Hans Ulrich Jost. C’est alors qu’un professeur de Neuchâtel se met à attaquer Jost en se basant sur des photocopies de documents que j’avais trouvés, avec mes collègues des DDS, aux Archives fédérales à Berne où ce fonctionnaire cantonal ne venait jamais. En plus de réussir à s’obtenir une présence médiatique et à s’attirer la bienveillance des milieux conservateurs suisses, ses polémiques ont bloqué la publication du volume des DDS sur lequel je travaillais. Daniel Bourgeois avait montré l’importance des liens entre politique étrangère et économie privée à l’époque des fascismes. Il m’a beaucoup aidé à trouver des documents inédits sur la place financière suisse. Il m’a aussi signalé des dossiers sur la censure du quotidien socialiste La Sentinelle pendant la Deuxième Guerre mondiale. En 1987, j’ai publié dans la Revue suisse d’histoire un article sur ce journal qui a dénoncé les persécutions antisémites. Par exemple, en 1942, intitulé «Une Saint-Barthélemy moderne», un article rend compte de la Rafle du Vel d’hiv. Le journal est alors accusé d’exagérations par les censeurs.

Les Archives fédérales étaient alors dirigées par Oscar Gauye, qui recruta Gérald Arlettaz et Daniel Bourgeois, qui rédigeait lui-même des analyses historiques. Il publia notamment des articles sur le Général Guisan avec des documents qui montraient sa sympathie pour Mussolini et pour l’extrême droite. Gauye fut violemment attaqué par les conservatrices·eurs helvétiques. Un journal vaudois le traita de «rat échappé de sa bibliothèque». Constatant comment le professeur neuchâtelois exploitait les photocopies de documents, sans même mentionner les noms des personnes qui les avaient trouvés, Gauye me proposa de publier un article. Avec Arlettaz, il m’aida à publier un solide article: Banques et diplomatie suisses à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Politique de neutralité et relations financières internationales. Publiée en 1988, cette étude de près de 120 pages a été lue avec un vif intérêt par Favez, Bergier, Roulet et d’autres professeurs qui ont continué de m’encourager à continuer des recherches. En revanche, elle a démenti la prétention arrogante du fonctionnaire neuchâtelois qui affirmait être le seul à maîtriser la documentation économique et financière que la publication des DDS nous permettait de trouver. En 1989, j’ai commencé à travailler avec Bergier pour la publication du volume sur les années 1939-1940. C’est ainsi que je suis devenu son plus proche collaborateur pendant ses vingt dernières années. Sa veuve insiste pour qu’on affirme que Bergier me considérait comme son fils spirituel. Il est vrai que ce fut infiniment instructif et intéressant d’avoir l’honneur de travailler étroitement avec ce grand professeur. Toutefois, ceci m’a offert des possibilités, mais aussi fermé des portes, notamment dans les instituts universitaires qui dénigrent, méprisent ou occultent les travaux de la CIE. Peu à peu, près de vingt ans après la publication du rapport final de la CIE, ce n’est plus seulement à Lausanne et à Fribourg que des universitaires de Suisse romande m’invitent à présenter mes travaux.

Que retirez-vous de votre expérience à la CIE?

C’était une expérience très intense qui m’a beaucoup apporté. En 1991, lorsque nous avons publié le volume sur les années 1939-1940 des DDS, il n’y avait qu’un seul journaliste à la conférence de presse à Zurich. Les médias s’occupaient d’autres problèmes et considéraient souvent que tout avait été dit sur la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale. Lors de la soirée qui suivit cet échec médiatique, j’ai discuté avec Bergier des lacunes et des perspectives historiographiques. Cinq ans plus tard, il fut nommé président de la CIE, à la suite de pressions très fortes sur les autorités suisses. Elles ont été amenées à financer de nouvelles analyses et ouvrir les archives privées.

Quand le Conseil fédéral et le Parlement ont décidé de fonder cette Commission et de faire ouvrir les archives privées notamment bancaires, jamais nous ne savions pas que celles-ci seraient si importantes et riches en renseignements. Le regret que nous avons conservé, c’est de ne pas avoir pu aborder certains sujets tels que les élites dirigeantes, les problèmes sociaux ou la vie quotidienne pendant la Seconde Guerre mondiale en Suisse. Nous espérions également qu’après l’ouverture temporaire des archives privées, celles-ci resteraient par la suite au moins entrouvertes. Ce qui n’a pas été le cas. Nous avons même dû rendre toutes nos photocopies de documents des archives privées qui ont été seulement entrouvertes de 1997 à 2001.

Sauf erreur, c’est la seule fois de l’histoire où des banques suisses ont été forcé d’ouvrir leurs archives?

Oui. Aujourd’hui même les dossiers dont l’existence est connue ne sont pas consultables. Dans le cas de l’affaire Bührle, nous avons les références des dossiers bancaires sur Emil Georg Bührle. Il était devenu l’homme le plus riche de Suisse et les banques s’intéressaient évidemment à lui. Nous avons pu citer des extraits dans les rapports de la CIE publiés en 2002. Mais, en 2021, l’UBS a refusé à un journaliste et même à Jakob Tanner, ancien membre de la CIE, la consultation de ces dossiers.

C’est très frustrant et extrêmement contestable d’un point de vue démocratique. L’UBS a été sauvée en 2008 grâce à de l’argent public, mais refuse toujours d’accorder un accès à des archives datant de la Seconde Guerre mondiale. C’est d’autant plus qu’incohérent que la banque transmet désormais, dans le cadre de l’échange automatique d’informations, à des États tiers des renseignements sur ses actuel·le·s client·e·s. La connaissance du passé n’intéresse guère les hommes d’affaires, ils ne veulent pas revenir sur la Seconde Guerre mondiale.

Comment avez-vous vécu l’important débat public ayant accompagné les travaux de la CIE?

En 1996, il y a eu une forme d’hyperinflation de la polémique. Des journalistes voulaient publier des constats les plus scandaleux afin de rencontrer un succès médiatique. J’ai repensé à cela avec l’actuelle crise sanitaire pendant laquelle de nombreux expert·e·s autoproclamé·e·s qui se prétendent épidémiologistes sont apparus d’un jour à l’autre dans les médias. Le phénomène était quelque peu similaire avec la Seconde Guerre mondiale. D’innombrables personnes se présentaient comme de meilleures connaisseuses de la période que les historien·ne·s de la CIE. Avec le professeur Bergier nous n’étions pas des figures médiatiques et étions souvent confrontés à la nécessité d’expliquer à la télévision en trois phrases la politique monétaire de la Suisse lors de la Seconde Guerre mondiale. C’est bien plus facile de tenir en quelques mots des propos péremptoires, que ce soit pour provoquer le scandale ou pour justifier le comportement des dirigeant·e·s.

Beaucoup de personnes ont souvent soit une image noire soit une image rose de la Suisse. Quand vous essayez d’expliquer que l’histoire de la Suisse et des Suisses est un tout petit peu plus compliquée, vous vous retrouvez comme entre le marteau et l’enclume.

À titre personnel, j’ai toujours accepté de donner des conférences, de participer à des débats en essayant d’être ouvert à la discussion et clair dans mes propos. Communiquer avec pédagogie est une chose, provoquer la polémique en est une autre et c’est là le problème. De plus, je n’ai pas cessé de rédiger des articles sur des victimes, des vaincu·e·s ou des humilié·e·s. Ainsi, j’ai publié des articles sur des déporté·e·s suisses, sur des militant·e·s socialistes, pacifistes ou féministes, en élargissant la période étudiée, notamment sur la Première Guerre mondiale ou sur les migrations après 1945 dans le contexte de la xénophobie durable en Suisse.

Comment appréhender la critique de travaux historiques par des témoins ayant vécu la Seconde Guerre mondiale ?

Alors que la CIE menait ses recherches surtout dans les archives, il y eut une série d’enregistrements de témoignages intitulée L’histoire, c’est moi. Si l’on se base sur ces souvenirs, le problème est qu’il est à la fois possible de dépeindre l’image d’une Suisse fondamentalement antisémite et gangrenée par l’extrême droite ou, au contraire, de brosser le tableau d’une Suisse humanitaire et solidaire du monde entier. C’est un amoncellement d’informations certes intéressant, mais qui ne permet pas de tirer une analyse de la Suisse pendant cette période-là. Même si elles et ils ont vécu ces années dramatiques, les contemporain·e·s de la Deuxième Guerre mondiale n’avaient pas accès à toutes les informations que nous fournissent désormais les sources. Même si je me rappelle très bien avoir par exemple assisté au grounding de Swissair, je n’avais aucune connaissance des choix stratégiques des top manager ayant conduit à cette débâcle en 2001. De même, les pilotes, les stewards, les hôtes·ses de l’air ne sont pas responsables de cet effondrement traumatisant.

Le problème avec la CIE, c’est qu’en 1996-1997, l’image traditionnelle du pays s’est écroulée pour de nombreuses·eux Suisses·ses à la suite de révélations internationales. Si d’innombrables personnes étaient prêtes à entendre et à discuter les résultats de nos analyses, ce n’était pas le cas de personnes s’autodésignant comme la « génération de la Mob » (pour mobilisation générale militaire). En fait, ces personnes étaient le plus souvent enfants ou adolescent·e·s lors de la Mob et avaient forgé dans les années 1950 leur culture et mentalité politiques. Avec 1947 et le début de la guerre froide, on a constitué en Suisse l’image d’un pays humanitaire et résistant. C’est dans ce contexte qui occultait les problèmes, qu’a grandi cette génération qui est en fait celle de la post-Mob.

Bien évidemment de nombreuses personnes (dont des familles de déporté·e·s et d’autres victimes) de la même génération nous ont été extrêmement reconnaissantes pour nos recherches. 

Propos recueillis par Joakim Martins.

Pour aller plus loin : Marc Perrenoud, Migrations, relations internationales et Seconde Guerre mondiale. Contributions à une histoire de la Suisse au XXe siècle, Neuchâtel, Alphil/Presses universitaires suisses, 2021.

webmaster@pagesdegauche.ch