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«Il faut remettre en cause le mythe de la puissance!». Entretien avec Jacques Grinevald

Lors de cet entretien, réalisé le 28 janvier 2008 à l’IHEID de Genève, Jacques Grinevald nous parle de son dernier livre, interroge le «mythe de la puissance» et compare la «décroissance» à une décélération de l’activité industrielle.

Dans votre livre, afin de rendre compte de la singularité de notre période, vous introduisez le terme d'anthropocène?

Nous avons tous appris à l'école que nous étions depuis à peu près 10'000 ans, ce qui correspond d'ailleurs en gros à l'essor des civilisations du néolithique dans l'holocène qui lui-même suivait une période où il y avait des variations climatiques assez importantes et surtout du froid (avec des périodes glaciaires) qui s'appelait le pléistocène. Donc chez les géologues, chez les spécialistes des sciences de la terre, on a l'habitude de parler, de définir l'époque actuelle comme l'holocène (l'holocène voulant dire la période toute récente). Mais étant donné que différents paramètres sont en train de d'évoluer très fortement à la suite de l'activité humaine, les géologues, les géophysiciens, les géochimistes, constatent que l'espèce humaine, globalement – ils ne font pas de détails de qui est responsable pays du nord, pays du sud – a un impact sur les processus géologiques, sur la morphologie de la Terre, sur les grands cycles chimiques de la Terre qui dépassent complètement les variations qu'on peut découvrir dans les dix mille dernières années de l'holocène. Autrement dit, on s'aperçoit que depuis 200 ans et surtout depuis à peine 50 ans, voire un siècle, manifestement on sort de l'holocène. On sort des petites variations ; au fond, l'holocène est relativement stable. Tout l'essor des civilisations, ce qu'on appelle les civilisations par opposition aux petites sociétés dites « primitives », ont bénéficié d'un climat très stable, avec des petites fluctuations, généralement régionale, pas vraiment à l'échelle de la planète. À l’échelle de la planète depuis peu de temps, manifestement, on rentre dans quelque chose de tout à fait nouveau. Un des arguments majeurs de cette nouveauté, c'est le niveau de la concentration du gaz carbonique dans l'atmosphère. Là visiblement, on sait aujourd'hui que le niveau actuel qui est de l'ordre de plus 380 particules par million (ppm) dépasse de 100 ppm les fluctuations naturelles qui avaient lieues depuis pratiquement 1 million d'années. On a maintenant la preuve, en tout cas de grands cycles de 100'000 ans, ces cycles ne dépassaient pas au maximum 300 ppm. En période glaciaire, on descendait à 180 ppm. Pour simplifier, on allait de 180 à 280, donc la différence est de 100. A l'heure actuelle, on a introduit une différence qui est équivalente à la différence en termes de gaz carbonique. Les dernières courbes sont impressionnantes, on les trouve sur Internet, c'est extrêmement impressionnant. Ca c'est la dernière courbe de 400'000 ans en arrière, aujourd'hui on remonte à plus de 800'000 ans en arrière. Donc en gros, on peut dire 1 million d'années, on connaît la variation naturelle. Ce qui se passe aujourd'hui, sort totalement des variations naturelles. Alors, plusieurs scientifiques disent qu’il faut une nouvelle catégorie, une nouvelle périodisation. On est plus dans l'holocène, qui est déjà une période interglaciaire assez chaude, on est en train de réchauffer, de surchauffer la terre, puisqu'on est déjà dans une période relativement chaude, par rapport aux périodes glaciaires, que l'homme a connu, que l'espèce humaine a connu. Par contre l'espèce humaine n'a jamais connu une période où la température de la terre était 5 à 10 degrés en moyenne, au-dessus de celle d'aujourd'hui. Or on sait que si on monte très loin, avant l'apparition de l'homme, la Terre a connu des périodes très chaudes. Donc elle peut, la Terre, avoir un régime climatique très différent de celui d'aujourd'hui. On s'aperçoit que le régime dans lequel nous sommes est très instable – parce que 10'000 ans pour un géologue, ce n'est rien du tout ; l'échelle, c'est 1 million d'années. On a bénéficié d'une stabilité absolument extraordinaire et on joue un peu les idiots. On ne se rend pas compte que notre activité industrielle, notre consommation d'énergie fossile – car c'est surtout les sources d’énergie fossiles qui sont responsables de cela – c’est-à-dire le carbone que nous puisons dans les mines, les mines de charbon, les gisements de pétrole et de gaz ; ce carbone qu'on tire du sous-sol, de la lithosphère, nous le brûlons dans des moteurs thermiques et nous envoyons le gaz carbonique dans l'atmosphère en quantité gigantesque. Beaucoup plus que le volcanisme, qui envoie normalement et périodiquement le CO2 dans l'atmosphère. Les volcans envoient régulièrement, mais sur une très longue durée, autrement dit par année le volcanisme, représente relativement peu de chose. Tandis que nous, on est une sorte de super-volcanisme. Alors en quelque sorte l'anthropocène, c'est un concept géologique pour introduire l'idée qu'actuellement l'activité humaine est la plus puissante force de transformation de la terre.

Donc l'homme comme agent géophysique?

Agent géologique, géophysique, géochimique, géomorphologique, bref l'homme est devenu une véritable force géologique, la plus puissante force géologique. Donc globalement, quand on prend l'économie mondiale, qui implique sa production mais aussi sa démographie.

Dans votre livre, Vous revenez sur la fin de l'énergie fossile et les changements climatiques, mais est-ce que ça, on ne pourrait pas les dépasser par un recours aux technologies?

J'ai enseigné pendant 25 ans l'histoire de la technique à l'EPFL ; cela m'a amené à lire toute la littérature sur l'histoire de la technique. Il y a une chose qui me frappe c'est qu’il y a beaucoup de techniques, beaucoup de technologies, mais il y en a relativement peu qu'on peut mettre dans la catégorie des moteurs qui nous fournissent l'énergie nécessaire à fabriquer les technologies. Autrement dit, dans la mesure où tout l'essor de la civilisation industrielle repose sur les moteurs thermiques, c’est-à-dire, d'abord la machine à vapeur, ensuite les turbines, les centrales thermiques, le pétrole, etc. – j'ai introduit la notion de civilisation thermo-industrielle pour qu'on soit au clair sur la source d'énergie de cette civilisation qui a connu une croissance économique extraordinaire et une croissance technologique proprement fabuleuse. Mais ce qu'il ne faut pas oublier, c'est donc qu'en amont des technologies, il faut nécessairement une source d'énergie. Si nous avons connu un tel progrès technique depuis deux siècles, c'est grâce à l'exploitation du charbon et du pétrole, et surtout du pétrole. Autrement dit, la technique ne peut pas se substituer aux sources d'énergie. Donc bien sûr il faut des techniques pour exploiter l'énergie, mais s'il n'y avait pas le charbon et le pétrole, les techniques n'auraient pas connu ce développement. Autrement dit, ne jamais oublier que quelques techniques seulement fournissent de l'énergie, toutes les autres sont consommatrices d'énergie. Nous avons ici des ordinateurs, ça ne produit pas de l'énergie, ça en consomme. Donc faisons très attention ! Il y a eu un malentendu lorsque des sociologues ont dit qu’avec les ordinateurs et les téléphones portable nous entrons dans une civilisation technologique nouvelle, post-industrielle, oubliant complètement que les moteurs qui permettent à nos ordinateurs de fonctionner sont toujours les mêmes que ceux, fondamentalement, physiquement les mêmes que ceux de la révolution industrielle – c’est-à-dire, l'électricité produite par des moteurs thermiques, des combustions de pétrole ou d'hydroélectrique, tout ça était connu au 19ème siècle. Il n'y a pas eu de véritable révolution énergétique.Il y a eu à un moment donné, un immense espoir, à partir de 1955. On entendait que l'énergie nucléaire allait remplacer le charbon, le pétrole et allait nous permettre de nous libérer de la contrainte énergétique, tellement l'énergie nucléaire sera abondante, tellement abondante qu'elle sera pratiquement gratuite. Si on relit les textes de l'époque, on est très frappé de cela. Le résultat des courses, à la fin du 20ème siècle, c'est que le nucléaire n'a pas remplacé le pétrole, n'a pas remplacé le charbon au niveau mondial. Le charbon, on en utilise toujours plus, le pétrole toujours plus. Et le nucléaire c'est à peine 6% de la fourniture de l'énergie mondiale. Autrement dit, le nucléaire n'a pas donné le résultat espéré. Dans les années 50, ou même au début des années 70 lorsqu’à la suite du premier choc pétrolier, pas mal de pays, comme la France se sont lancés dans la construction de centrales nucléaires en pensant que ça allait nous libérer de la dépendance du pétrole. La France certes, a beaucoup d'énergie électrique qui provient – et même la majorité de son énergie électrique – des centrales nucléaires, mais la France du point de vue de ses transports, est toujours totalement dépendante du pétrole. Donc, je crois que la question énergétique, on doit la regarder d'une manière globale, et si on la regarde vraiment à la fois historiquement dans la longue durée et à l'échelle de la planète, on s'aperçoit qu’on est pas sorti de cette révolution thermo-industrielle, comme je l'appelle, qui a commencé grosso modo au milieu du 19ème siècle et qui est en réalité également le commencement de ce qu'on peut appeler l'anthropocène. C'est à la fois le commencement d'une fantastique croissance énergétique qui va nourrir l'activité économique, qui va permettre des développements scientifiques et technologiques considérable mais jusqu'à présent, il n'y a pas eu de nouvelles révolutions énergétiques. Je crois que c'est une illusion, à l'heure actuelle, de croire que ce qu'on appelle les énergies renouvelables pourraient dans les 10 ou 20 ans qui viennent totalement se substituer à cette énorme quantité d'énergie que nous tirons du pétrole, du gaz naturel et du charbon. Je crois qu’il faut faire très attention de ne pas retomber dans le même type d'illusion qu'on a eue par rapport au nucléaire à la fin des années 50. La question énergétique, je dirais qu’elle n'a pas été résolue. Elle est devant nous, c'est un problème extrêmement difficile, trop complexe et je pense qu'au niveau de l'enseignement, de la recherche – où je me situe – il y a beaucoup d'étudiants qui sont d'une naïveté incroyable face à cette question, et il y a trop peu d'étudiants qui travaillent sur cette problématique énergie – technologie et société, ou énergie, style de vie, mode de production et type de développement, etc. Cette problématique-là, elle est difficile à développer dans les milieux académiques, parce qu’elle implique une interdisciplinarité entre des gens qui connaissent la géochimie, la physique, les sciences économiques, et même les sciences sociales qui expliquent la motivation de cette course à la croissance.

Peut-être qu’une voie de sortie serait la « décroissance ». Vous insistez d’ailleurs sur le caractère nécessairement physique de celle-ci ?

Quand on parle de la croissance, le problème est qu'il y a un malentendu immédiat, parce que lorsque les médias nous parlent de la croissance, ils nous parlent fondamentalement du taux de croissance du PIB. C’est-à-dire, ils nous parlent d'une évaluation monétaire des dépenses et non pas de la production. En réalité – pour simplifier – le taux de croissance, on additionne toutes les factures et on regarde si cette somme a augmenté par rapport à la même somme de l'année dernière et pour une unité économique donnée : c'est à dire pour l'État nation sur lequel on bâtit cette énorme appareil statistique qui s'appelle la comptabilité nationale. Mais c'est une évaluation monétaire. Autrement dit, ça ne dit rien sur deux choses fondamentales : d'une part quel est l'écart à la moyenne entre les plus riches et les plus pauvres. Le taux de croissance ne nous dit rien sur comment est distribué cette croissance socialement, or quand on rentre dans les détails de la comptabilité nationale, on voit que la croissance économique, ces 20 dernières années, c'est essentiellement l'augmentation de richesse des gens qui sont déjà riches et une petite augmentation des pauvres, mais très légère en comparaison de l'énorme accroissement de la richesse des riches. Autrement dit, le taux de croissance ne dit rien sur le problème de la répartition de la richesse, de la justice sociale ; puisque nous sommes dans des pays démocratiques basés sur l'idée, malgré tout, de l'égalité du citoyen. Tous les citoyens sont égaux – il y a là derrière même une idée chrétienne, tous les hommes sont égaux devant dieu – donc on a arrêté de penser que les différences sont raciales, que le monde est naturellement divisé entre riches et pauvres, tout cela c'est des résultats d'un processus social. Mais une autre chose, tout à fait fondamentale, que le taux de croissance ne nous donne pas c'est la quantité de matière et d'énergie que nous avons consommées cette année par rapport à l'année dernière. Est-ce que nous sommes en croissance à ce niveau-là ou en décroissance. Alors dans certains domaines, on nous dit c'est la décroissance. Pourquoi? Parce qu’on cherche à calculer par rapport à une unité de PIB, par rapport à une unité de richesse monétaire, quelle est la part d'énergie ou de matière contenue dans cette augmentation de la richesse. Et effectivement, la croissance économique, monétaire a été plus rapide que la croissance de nos besoins matériels, physiques et énergétiques. De sorte qu’on peut faire des courbes où on dit il y a décroissance de l'intensité matérielle par unité de richesse. Mais en insistant uniquement là-dessus, on cache le fait qu'en terme absolu, notre ponction matérielle sur la terre est toujours en augmentation. Elle est, relativement, dans une augmentation qui est moindre par rapport à, il y a 20 ans mais globalement ça continue. On peut en donner un exemple simple avec l'automobile : tous les constructeurs d'automobiles, ne prenons que le cas de l'Europe, mais même les États-Unis, ont fait d'énorme progrès sur les rendements des moteurs. Les moteurs sont plus performants, c’est-à-dire que pour la même puissance, ils consomment moins qu'il y a 10 ans. On peut dire que le progrès technique a diminué la consommation, mais à diminuer la consommation d'une voiture. Le problème c'est que, on a diminué la pollution d'une voiture pour pouvoir vendre plus de voitures. Au total, finalement, la pollution a augmenté. On l'a diminuée – heureusement d'ailleurs, la situation serait effroyable si aujourd’hui avec le nombre de voitures qu'il y a en Suisse, les voitures  actuelles polluaient autant qu'il y a 30 ans – la situation serait épouvantable. Donc en réalité, l'industrie automobile a parfaitement compris que si elle voulait polluer plus longtemps, elle doit polluer moins.  Ce qu'il faut bien voir aujourd'hui, c'est que nos sociétés – c'est pour ça que le  concept d'anthropocène va, je pense, se vulgariser et permettre un nouveau regard sur l'activité économique, le développement économique mondial à la surface de la terre. On va être de plus en plus obligé de penser à l'échelle du monde, à l'échelle de la planète. On parle de mondialisation, de globalisation, mais c'est vrai aussi au niveau écologique ; c'est pour cela d'ailleurs, qu’ici j'ai introduit la notion « d'écologie globale ». Cela veut simplement dire l'écologie à l'échelle du globe. À l’échelle du globe, l'impact de l'humanité sur la terre est dû à l'activité depuis 200 ans de pays déjà industrialisés, mais de plus en plus l'impact de l'homme sur la terre est dû à l'entrée dans cette activité industrielle de pays gigantesques de plus d'un milliard d'habitants, la Chine, l'Inde. À eux deux, ils feront presque près de trois milliards d'habitants, donc c'est extrêmement important. Or qu'est-ce qui se passe dans ces deux pays ? C'est une industrialisation rapide, on abandonne le vélo pour passer à la voiture – alors que nous ici on est en train de dire qu’il faudrait abandonner la voiture pour passer au vélo. Mais comme on est à peine six millions d'habitants, cela ne va pas peser lourd. Donc on revient, je crois, à un slogan qui vaut ce qu'il vaut, mais de temps en temps les slogans ont quand même une utilité : "penser globalement, agir localement". Mais c'est sûr que ni l'Inde, ni la Chine ne vont abandonner le modèle industriel qu'on leur a appris, s’ils ne voient rien venir du coté des pays industrialisés depuis au moins un siècle. Nous avons une responsabilité morale, culturelle, parce que nous sommes à l'origine du style de vie, du modèle de développement qui est considéré comme le modèle « moderne », « développé ». Donc en Occident, tant qu'il n’y aura pas un signal fort qu'on s’est trompé, qu'on avait pas vu les conséquences globales, qu’on avait pas imaginé qu'un jour la Chine et l'Inde deviendraient des pays industriels – n'oublions pas qu'avant les années 1960 et surtout avant la deuxième guerre mondiale, le monde était coupé en deux : il y avait le monde « civilisé » et puis les « sauvages ». Ou alors l'Asie c'était plutôt les « barbares », mais bon il y avait les civilisés, les sauvages et les barbares. Autrement dit, on croyait que l'Occident à lui tout seul, représentait la modernité et que tous les autres étaient tout simplement « arriérés », « primitifs », « sous-développés », etc., mais n'étaient pas modernes, pas civilisés. Aujourd'hui, tout cela s'est cassé la figure, tous ces gens-là ont des représentants aux Nations Unies qui ont une voix à l'Assemblée des Nations Unies, on les traitent d'égaux. Mais malgré tout, ils appartiennent à des civilisations, à des cultures dont les fondements sont très différents du nôtre. Et on ne peut plus continuer à dire que nous avons raison et ils ont tort. Nous sommes l'axe du bien, ils sont l'axe du mal. On aura quand même beaucoup de difficultés à faire croire aux Iraniens qu'ils sont moins civilisés que nous. L'Iran c'est une civilisation plus ancienne que la nôtre. Donc je pense que ces problèmes de croissance économique qui sont liés à la notion de mode de production, comment nous produisons – et c'est cela la notion de développement, c'est comment on produit – tandis que la notion de croissance, c’est simplement produire plus ou gagner plus. Il ne faut pas confondre les notions de croissance, une notion quantitative, et de développement qui est d'avantage qualitative. C'est pourquoi on peut très bien imaginer un développement qui irait dans le sens d'une décroissance de la mobilité, décroissance des flux d'énergie et de matière nécessaires pour cette mobilité.

Justement quels seraient donc les contours d'un programme politique de la décroissance?

Pour moi, dans un premier temps, il faut expliquer aux gens que dans l'avenir, si on se projette sur les cinquante prochaines années, il y a des limites qui vont nous être imposées par le fait que la Terre est ronde, donc l'espace est limité, les quantités de combustibles fossiles que nous pouvons brûler sont en quantité limitée, surtout le pétrole qui va très bientôt diminuer ; l'offre globale, la production mondiale du pétrole va atteindre un sommet, un pic et ensuite diminuer. Les conséquences vont être énorme, mais avant même d'atteindre ce pic, on ferait bien de diminuer l'utilisation du pétrole et du charbon. Pourquoi ? Parce qu'une des conséquences très grave de la combustion de ce carbone, c'est d'envoyer trop de CO2 dans l'atmosphère. La nature ne nous dit pas qu'il ne faut pas envoyer de CO2 dans l'atmosphère, tous les animaux en respirant dégagent du CO2. Donc c'est une activité normale, en plus les plantes adorent le CO2, elles mangent le CO2, en quelque sorte, elles se nourrissent de CO2. Donc ne diabolisons pas le CO2, ce n’est pas un polluant, ça fait partie du cycle de la nature vivante de la biosphère. Le problème est que nous avons dépassé les limites de cette nature dont le fonctionnement est cyclique. Nous sommes sortis de la norme. Cela aura des conséquences très graves, notamment sur la stabilité du système climatique. On le sait maintenant, le prix Nobel de la paix a été donné sur ce thème à Al Gore pour avoir vulgarisé les données des scientifiques et Al Gore a reçu ce prix Nobel de la paix, conjointement avec les scientifiques, c’est-à-dire les 3’000 scientifiques regroupés par les Nations Unies, dans le cadre du GIECC / IPCC. Donc Al Gore plus l’IPCC, je dirais que maintenant il faut arrêter de nous faire croire qu’il y a encore des doutes, que tout ça est controversé. Il y a un consensus scientifique très fort qui nous montre que nous sommes actuellement dans l'excès. Nous n'avons pas respecté, pour employer une image, les limitations de vitesse sur le circuit de la biosphère. La biosphère peut être symbolisée par un cercle avec des cycles. Et nous, nous avons une économie qui n'est pas cyclique, qui est une économie linéaire, parce qu’en utilisant massivement le charbon, le pétrole et le gaz naturel, nous puisons dans des stocks qui sont finis, qui s'épuisent. Au fur et à mesure que vous pompez du pétrole, il y a moins de pétrole sous la terre. Cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Il y a tout un petit groupe de géologue à la retraite, des géologues chevronnées, des géologues pétroliers qui ont travaillé 30, 40 ans dans l'exploration, ils nous disent quoi: ils ont créé l'ASPO et les deux grands fondateurs sont Colin Campbell et Jean Laherrère. Tous les deux ont travaillé pour une firme à Genève qui s'appelait Petro-Consultants. Ils ont publié dès 1997 des rapports complets de plus en plus alarmistes sur l'imminence de ce pic, de sorte qu’on a là, une donnée incontournable : tôt ou tard, nous serons obligés de rouler moins avec nos voitures, de rouler plus lentement et ce n'est pas un malheur. Ce n'est pas la fin du bonheur : personnellement, je peux en témoigner, quand j'avais 20 ans, j'adorais les voitures. Je dirais que jusqu'à 30 ans, je rêvais de pouvoir m'acheter une voiture plus puissante. J'ai adoré comme beaucoup de jeunes, les Mini-Cooper. C'était très sympathique à conduire. Une fois que j'ai pris conscience de ces problèmes écologiques, j'ai abandonné cette envie, j'ai acheté la plus petite voiture Renault, la Twingo, et je suis très content. On a autant de plaisir de conduire une Twingo. Tout le monde me dépasse, je roule cool, je roule à l'économie, je ne suis pas tout le temps en accélération, freiner, accélération, etc. En ville, je ne l'utilise pratiquement jamais, sauf nécessité pour transporter ma mère ou quelqu'un. Je roule à vélo ou je vais à pied. Genève est une petite ville, j'habite pourtant à l'autre côté de la ville par rapport à mon bureau. Je peux faire cela à pied, en trois-quarts d'heure, c'est bon pour la santé, je prends les quais, etc. Bref c'est des petits gestes, à l'échelle individuelle c'est peu de chose, mais si on multiplie cela par des millions, la conséquence est absolument énorme. Il y a des rapports d'experts de l’OCDE, quand ils ont pris conscience de ce problème du pétrole, ils ont très bien compris qu'une des premières mesures à prendre, c’est la diminution de la vitesse sur les autoroutes. Diminution généralisée sur toutes les autoroutes de l'Europe. L'économie de carburant est extrêmement importante tout comme l'économie de matière. On use moins les pneus : on oublie l'usure des pneus. Voilà une consommation de matière. On ne se rend même pas compte de la quantité de gomme des pneus qui part dans l'atmosphère. Donc on pollue l'atmosphère pas des éléments avec les gaz d'échappement, mais on la pollue aussi parce qu’il y a des fines particules qui sortent du frottement, des freins, des pneus, etc. Le frottement a un rôle très important dans une société qui veut aller trop vite. En quelque sorte, ce thème de la décroissance, c'est d'abord la décélération. Nous sommes actuellement en pleine accélération. L'accélération ne peut pas continuer indéfiniment dans un espace clos. On ne peut pas être constamment en accélération. Sur l'autoroute, à un moment donné, on atteint une vitesse de croisière. Mais c'est vrai qu’actuellement l'argument de vente d'une voiture, ce n'est pas tellement la vitesse de pointe, on n’a pas le droit de l'atteindre, c'est l'accélération. La puissance, il faut abandonner ce mythe de la puissance. C'est l'orgueil de l'homme qui se croit le lion parmi la jungle sur terre, qui se croit au-dessus de la nature. Il y a là quelque chose de profondément prométhéen, judéo-chrétien : au fond, Dieu a créé le monde pour nous, il nous a créé à son image, donc nous sommes des dieux sur Terre. Toute cette mythologie-là, nous devons l'examiner tranquillement, sans passion excessive et arrêter de croire qu'il y a seulement les primitifs, les sauvages qui ont des mythes. La modernité, voilà notre mythe. Nous, à l'IUED, nous avions fait ce genre de travail de mélanger au fond, l'anthropologie qui était la discipline qui étudiait les mythes des autres, et puis l'étude de la modernité. Et on s'aperçoit que notre modernité, c'est notre mythologie. L'idée que notre modernité est le bon modèle, universalisable, pérennisable à l'infini, tout ça, à mon avis est en train de s'écrouler. Ca n'est pas un malheur, moi ça me rend absolument pas triste, au contraire, c’est une sorte de libération par rapport à ce matérialisme. On a trop de choses : moi je m’en veux d'ailleurs d'avoir trop de bouquins, de temps en temps j'aimerais bien diminuer la quantité de bouquins, mais je compense le trop plein de livres par une diminution drastique dans d'autres domaines. J'arrête pratiquement de prendre l'avion depuis plusieurs années, alors que je reçois quantité d’invitation de droite et à gauche qui sont fort sympathiques. Bref, je n'ai pas de téléphone portable, je n'ai plus de TV, je diminue les biens matériels et j'essaie d'améliorer les liens psychologiques avec les autres. Tout ça plutôt que de passer devant ma télé à zapper, à voir Sarkozy, etc. Je veux dire ça ne m'apporterait pas grand chose, il y a un moment donné, je me suis dit on peut éliminer beaucoup de choses. J'avais deux canapés chez moi, j'en ai bazardé un, j'en ai plus qu'un, puisqu'on ne peut pas être sur deux canapés en même temps. Donc diminuer l'encombrement des choses. On a trop de choses et on voit bien le rapport qu'il y a entre ce trop plein de choses matérielles et l'atrophie des liens psychiques, spirituelles des individus. Comment se fait-il qu'il y a autant de psychiatres, de gens malades, de gens obèses ? Donc il faut – justement, le fait que j'étudiais les études du développement, on regardait constamment les autres, « ils n’ont pas ceci », « les autres il faut les développer », etc. À un moment donné, on s'est dit, « est-ce que nous on n’est pas surdéveloppé ? » Autrement dit, évaluer les sous-développés à quelle échelle, quel niveau, qu'est ce que ça veut dire « sous-développé » ? Par rapport à quelle norme. Et on trouvait normal, notre type de développement. À partir du moment où notre type de développement est un surdéveloppement, on rééquilibre un petit peu les choses. Et c'est évident aujourd'hui que les gens en Chine, en Inde, en Afrique, en Amérique latine, toutes ces masses humaines n'auront pas dans les années qui viennent notre niveau de vie actuel. Qu'est-ce qu'on veut ? On veut diminuer les conflits, on veut diminuer l'injustice de cette fantastique inégalité, les gens riches, par exemple, ceux qui se rassemblent à Davos, ils pensent que ce qu'il faut c'est éliminer la pauvreté, c’est-à-dire faire monter les pauvres au niveau des riches. En quelque sorte pour eux, il y a qu'une catégorie, c'est les riches. Et ils estiment que les pauvres sont simplement des riches qui n'ont pas encore d'argent. Il n’y a qu'une catégorie, c'est la catégorie normale, c'est le riche. Le malheur est que très peu de gens sont riches, ils sont une minorité sur terre. Mais quand même une minorité qui à l'échelle de la planète est assez importante. Il ne faut pas oublier qu'il y a plus de milliardaires en Inde qu'en Suisse. Simplement parce que l'Inde est un immense pays. Et je pense même qu'en Chine, déjà, il y a plus de milliardaires aujourd'hui qu'en Suisse. Donc faisons attention ! Les données à la fois démographiques et les données économiques sont en train de basculer. Mais si on pense à l'échelle de l'impact de l'humanité en tant qu'espèce sur la face de la terre qui est limitée, pas seulement d'un point de vue spatial, mais du point de vue de ses contraintes, de ses conditions bio-géo-chimiques, l'une des plus importantes c'est la stabilité du système climatique – qui fluctue bien sûr, il y a des variations, l'atmosphère, la circulation générale de l'atmosphère est intrinsèquement variable, mais dans des limites malgré tout, assez strictes. Par contre, là on risque de faire basculer le système avec des conséquences effroyables que l'on ne pourra plus maîtriser. On doit introduire l'idée de la précaution, c’est-à-dire agir maintenant avant qu'il ne soit trop tard, avant que toute action soit dérisoire et impossible. Cette idée qu'il faut tout simplement ralentir notre activité exubérante, on court à droite et à gauche, l'homme moderne n'a pas le temps, il est super-pressé, etc. Il y a eu une idée et donc cette diminution de la vitesse c'est une désescalade, c'est une diminution dans l'échelle de la puissance. Donc pour moi, un des concepts clés sur lequel il faut réfléchir, qui est à la fois un concept physique, politique et philosophique, c'est cette notion de puissance. En anglais, "power". Le "power" est même plus riche que le mot français, parce que "power" est utilisé pour parler de l'énergie, de la puissance, l'unité de puissance, c’est-à-dire le débit de l'énergie par unité de temps, la vitesse avec laquelle on dépense de l'énergie. Donc l'accélération implique ces dépenses énergétiques et c'est pour cela que je fais beaucoup de B.A.-ba, de thermodynamique, de physique avec mes étudiants, parce que je m'aperçois qu'en dehors de ceux qui sont passés par un cursus scientifique, tous les gens qui sont en sciences économiques, sociologiques, histoire, droit, ne savent strictement rien de ces notions de base d'énergie, de puissance, de rendement et également des notions géologiques et géochimiques. Il n'y a pas de pétrole partout, le pétrole ne naît pas spontanément, c'est quelque chose qui est très limité. Nous avons une contrainte qui va s'imposer à l’humanité et il faudrait l'anticiper plutôt qu'elle arrive brutalement.

Est-ce qu'on peut concevoir ce ralentissement sans remettre en cause le mode de production capitaliste? En d'autres termes est-ce qu'on peut concilier capitalisme et décroissance?

À vrai dire je n'en sais rien. Je pense que le capitalisme est un système extrêmement souple. On peut être un capitaliste, par exemple, et être un grand collectionneur de tableaux. On a dépensé des millions pour acheter un tableau de maître, Turner, Léonard de Vinci, Rubens, on sera très riche. Mais très franchement, on aura pas forcément fait des milliers de kilomètres en avion, on aura pas construit des immeubles. Je veux dire qu’on aura une richesse réelle, mais une richesse qui est à la fois esthétique, intellectuelle, même spirituelle, puisque personnellement j'aimerais beaucoup avoir un tableau de Léonard de Vinci dans mon bureau – parce que j'adore Léonard de Vinci – mais l'impact écologique de cette personne riche n'est pas nécessairement très lourd. Par contre un type un peu imbécile – Léonard de Vinci et Turner, il ne sait même pas qui c'est et il s'en fout – au contraire prendrait l'avion sans arrêt pour aller se baigner aux antipodes et aurait un bilan carbone extrêmement lourd. Donc personnellement, je ne pense pas que le problème, ce soit le capitalisme en lui-même, je ne suis pas sûr. C'est le capitalisme industriel, ça c'est autre chose. Le capitalisme industriel, c’est-à-dire un capitalisme qui fait de l'argent sur des projets d'infrastructure, que se soit en termes de grands barrages, d'autoroutes, d'aéroports, de vraiment la méga-technologie, ça alors je pense qu'on peut diminuer. Mais je travaille avec un économiste et on a souvent des disputes là-dessus, parce que lui est convaincu que c'est effectivement le capitalisme qui pousse à ces projets pharaoniques. Moi je ne suis pas tout à fait sûr. Parce que les pharaons, on construit des pyramides, mais ils n'étaient pas capitalistes. Et je pense que c'est plutôt cet orgueil humain qui veut faire des choses absolument gigantesques pour dominer la nature, cette idée de domination de la nature, pour moi, en tant qu'historien des idées notamment, je ne crois pas que c'est inhérent au capitalisme. Le capitalisme est essentiellement commercial, c'est essentiellement un jeu avec de l'argent. Mais l'argent permet de faire des choses extrêmement différentes et des choses dont l'impact écologique est radicalement différent. Donc je ne suis pas un doctrinaire, ni pro, ni anti-capitaliste. Je dirais presque que ce n'est pas mon problème. Quand on est chercheur on a le droit de délimiter son champ d'activité et on n’a pas forcément réponse à tout. Moi ce qui m'intéresse, c'est l'impact de l'homme sur la terre ; c'est vrai que la révolution industrielle s'est faite dans le cadre du capitalisme. Mais n'oublions pas que la révolution industrielle en Russie était essentiellement, elle a commencé à l'époque du tsarisme finissant, mais c'est surtout l'époque de Staline et Staline est tout sauf un capitaliste. Donc en pensant que c'est le capitalisme qui est à la base de tous ces problèmes, c'est peut-être oublier la responsabilité, notamment des ingénieurs. Beaucoup d'ingénieurs ne sont absolument pas des capitalistes. Beaucoup d'ingénieurs même ont des idées socialistes et l'idée de domination de la nature, il ne faut pas l'oublier, est un thème majeur du socialisme, de beaucoup de socialismes utopiques du 19ème siècle et notamment de l'idéologie communiste de l'URSS. La brutalisation de la nature par des projets techniques absolument démentiels, l'URSS nous a montré que ça ne s'est pas fait dans le cadre du capitalisme. La Chine de Mao avec des grands projets et la Chine post-maoïste qui continue avec les projets de barrage des Trois-Gorges, c'est un projet pharaonique, ce n’est pas un projet spécifiquement capitaliste. C’est une décision politique. D'ailleurs c'est tout le problème quand on parle du capitalisme, on oublie l'État. Curieusement, la fameuse main invisible des doctrinaires du capitalisme libéral oublie que cette main invisible ne marche bien que dans le prolongement du bras armé de l'État. C’est-à-dire qu'il y a eu concomitance et plus que cela, il y a eu convergence des intérêts du capitalisme et des intérêts de la puissance de l'État. Je ne connais pas de société où il y a un capitalisme débridé sans le soutien de l'État. Donc les relations entre le marché financier et l'État sont consubstantiels à ce type de capitalisme industriel. Le cas effectivement de la Grande-Bretagne qui a fait sa révolution industrielle sur des initiatives privées n'est pas la norme, c'est l'exception. Tous les autres pays ont fait leur révolution industrielle avec le soutien de l'État, voire le leadership de l'État. En enseignant l'histoire de la technique sous l'aspect de l'histoire des ingénieurs, j'ai été frappé par la nouveauté de l'ingénieur civil, par rapport à l'ingénieur du passé qui est un ingénieur militaire – mais on n’avait même pas besoin de le dire, c'était un pléonasme. Donc on oublie que cette profession qui est à la base, en tous cas une des bases de la révolution industrielle, c'est à dire la technologie moderne, elle a des racines militaires. Ce sont des ingénieurs, je me suis fait taper sur les doigts, plusieurs fois à l'école polytechnique. Ils m’ont dit « qu’il ne faut pas parler de cela, ça démoralise les étudiants ». J'ai répondu que c’était une vérité historique. Les grandes écoles d'ingénieurs, ça été d'abord les écoles militaires, l'école polytechnique de Paris est une école militaire. Dans le monde entier, la plupart des écoles, les grandes écoles polytechniques sont des écoles militaires. La technologie militaire est le fer de lance de la technologie dans plein de domaines. Il est inutile de se voiler la face, l’aspect militaire de la technologie moderne est incontournable. Mais voilà, toutes les discussions sur le capitalisme libéral font l'impasse, non seulement sur l'État, mais sur l'aspect militaire de l'État. Nos États sont nés de la guerre: la guerre a fait l'État et l'État a fait la guerre. C'est une vérité historique sur laquelle il faut aussi réfléchir parce que l'état du monde d'aujourd’hui est aussi le résultat, pas seulement du développement démographique, de l'explosion technologique, mais aussi de la militarisation de la planète. Nous sommes dans l'âge nucléaire et l'age du nucléaire a commencé avec les bombes. Il y a plus de bombes que de centrales nucléaires, et il y a plus de pays qui veulent se doter de bombes atomiques, plutôt que d'une source d'énergie. On sait très bien, et nous sommes mal placés, je veux dire les français, les américains, les anglais sont très mal placés de faire la leçon aux gens du Sud en disant « Oui on va vous donner les centrales, on va vous aider à construire les centrales nucléaires, mais vous n'aurez pas la bombe atomique. » Et si on commençait par faire une grande conférence internationale pour remettre sur le devant de la scène cette idée de désarmement nucléaire ? C'était une idée de Gorbatchev, notamment. Libérer l'humanité de la menace nucléaire. Donc pour moi, j'essaie, contrairement aux gens qui se spécialisent de nouer des aspects d'une réalité qui est très complexe pour étudier justement cette complexité. Parce qu’on a tendance à croire qu'il faut séparer les problèmes, séparer les problèmes du climat du problème du pétrole, séparer le problème du militaire par rapport au problème du pétrole, comme si on n’avait pas fait la guerre pour le pétrole et avec le pétrole.

Enfin, pour conclure cet entretien, à la lecture de votre livre, j'ai l'impression notamment que les scientifiques nous disent qu'un changement est nécessaire. Sur quelles forces sociales pourrait reposer ce changement?

Alors je crois qu'un des problèmes du message des scientifiques, c'est que les scientifiques avaient ces dernières années perdu le contact. Je dirais au 20ème siècle, ils ont trop perdu le contact avec les gens ordinaires. Ce qui n'était pas le cas au 19ème siècle et encore moins au 18ème. Au 18ème, la philosophie des Lumières fait qu'un savant était aussi un philosophe, un encyclopédiste. Et au 19ème siècle, les savants eux-mêmes faisaient la vulgarisation scientifique. Ils faisaient des conférences publiques. Tous les grands savants du 19ème siècle pratiquement, on fait des conférences publiques. Alors on y revient aujourd'hui. Mais malgré tout, l'image du savant a perdu de son prestige. Malgré les prix Nobel qu'ils reçoivent, ça ne suffit pas. Je crois que les savants devraient descendre un peu de leur piédestal, revenir, on commence de plus en plus à le faire maintenant, mais on a pris tellement de retard. Il faut tellement rattraper et combler le fossé qui s'était creusé au lendemain des bombes atomiques. Les physiciens atomistes ont une lourde responsabilité, parce que les gens ont commencé à douter de la science à partir du moment où les savants ont commencé à faire des choses diaboliques. Ce doute n'a pas fini aujourd'hui, il y a les OGM, il y a des tas d'autres aspects qui fait qu'une frange importante des citoyens n'a plus confiance dans les scientifiques. On a vu des scientifiques véritablement corrompus, payés par l'industrie du pétrole, payés par l'industrie des cigarettes, pour minimiser les conséquences du tabagisme etc. Alors ce n'est pas la majorité des scientifiques, mais malgré tout le milieu scientifique n'a pas fait tout ce qu'il fallait pour éliminer ces gens-là. Aujourd'hui, on voit une collusion de plus en plus grande entre des intérêts financiers, des recherches scientifiques. Donc les gens se méfient de la science, et je pense que c'est assez dangereux ; par contre on vend sans doute beaucoup  plus de bouquins d'astrologie que de bouquins d'astronomie. Donc les gens n'aillant plus confiance dans les scientifiques se tournent du côté des sciences ésotériques qui leur racontent les choses qu'ils veulent entendre. Les scientifiques notamment ceux du climat et de l'évolution de la terre ont des vérités qui dérangent, pour prendre le titre du film d'Al Gore. Des vérités qui dérangent, des vérités qui sont désagréables, d'ailleurs Freund avait dit que les grandes découvertes scientifiques étaient des blessures narcissiques. Suite à la découverte de Darwin: « eh oui vous êtes parent avec les grands singes, il faudra vous y faire. Vous n'êtes pas fils de dieu, etc. » L'homme avec le développement de son artifice, de son orgueil, est confronté aujourd'hui à des vérités qui sont finalement un peu dures à encaisser, mais au contraire qui sont nécessaires pour réagir. S’il veut réagir correctement, il doit d'abord ouvrir les yeux sur la réalité et la réalité, elle est catastrophique. On va vers des catastrophes et la moindre des choses, si on veut en atténuer les conséquences, c'est de s’y préparer au lieu de les nier. Au lieu de dire « non, tout ça c'est de la blague, le réchauffement de la terre c'est la plus grande escroquerie des savants pour obtenir de l'argent ». On entend ce discours et notamment dans des milieux économiques libéraux. Il y a peu de temps encore, j’ai entendu ça dans des milieux économiques en Suisse, que le réchauffement de la terre « oui peut-être cela existe, mais c'est naturel, l'homme n'y est pour rien ». Alors que l'on sait qu'il y a une corrélation forte entre l'augmentation de l'énergie tirée des combustibles fossiles et du CO2 dans l'atmosphère, C'est une donnée de fait, scientifique, incontournable, incontestable. Donc les scientifiques ont un message, mais effectivement, ils ne savent pas très bien se faire écouter. Je pense, par exemple, à ce groupe des experts de l'IPCC. Ils ont curieusement trois groupes, le premier sur la science, l'autre sur l'impact sur les écosystèmes et l'économie et le troisième sur les alternatives, les réactions, d'atténuations, etc. Mais je pense qu'il serait bien de faire un quatrième groupe de communication. Le problème est que c'est un groupe intergouvernemental : leur mission c'est d'avertir les gouvernements et ils estiment que c'est aux gouvernements d'alerter l'opinion publique. Je pense que, vu l'échec de l'opinion publique face à cette question, ils n’y comprennent plus rien, parce que les messages des gouvernements ne sont pas clairs, parce que les gouvernements sont sous la pression des lobbies industriels, etc. Je pense que les scientifiques devraient réaliser qu’ils ont également un devoir de rendre accessible leur science au grand public. En France, par exemple, Jean Jouzel, vice-président de l'IPCC, un excellent climatologue, paléo-climatologue, il est l'homme maintenant qui a parfaitement compris, qui doit s'adresser aussi au grand public. Mais ce n’est pas facile parce que ce n'est pas valorisé dans un cursus académique. Un jeune qui vient de terminer son doctorat, il a intérêt à se spécialiser, à publier des articles dans des revues scientifiques spécialisées plutôt que de faire des conférences grand public. Donc il faudrait aussi que le monde académique estime qu'un chercheur doit consacrer cinq pourcent de son temps à des débats publics. Ce n’est pour l'instant pas très valorisé. Ce sont souvent des scientifiques en fin de carrière qui se permettent cela. Mais il faudrait que les jeunes, qui ont plus la sensibilité notamment pour parler à des jeunes, interviennent dans l'arène publique. C'est une véritable arène, parce qu'il y a toutes les influences, c'est un peu le café du commerce. Mais alors on fait des cafés scientifiques, comme on fait des cafés philosophiques, cela je suis tout à fait en faveur, j'y participe autant que je peux, il faut multiplier ça. Mais je suis convaincu qu'il y a une course de vitesse. Il faut qu'on accélère la prise de conscience et surtout la vraie prise de conscience. C'est lorsqu'elle transforme notre comportement quotidien, individuel, dire que j'ai pris conscience comme Al Gore, mais dans son film, on le voit toujours en avion, en hélicoptère, c'est un peu gênant. On aimerait bien dans son film, le voir un peu plus à pied ou à vélo. 

Jacques Grinevald, chercheur transdisciplinaire, Professeur à l’IUHEID de Genève, auteur de nombreuses publications sur l’histoire des sciences et de l’écologie globale, vient de publier un «livre-outil» qui donne à penser et invite à comprendre, par nos propres moyens, la singularité de «notre» période. Cette publication, intitulée «La Biosphère de l’Anthropocène. Climat et pétrole, la double menace» était forte attendue. Prenant le parti d’une approche globale, Jacques Grinevald nous éclaire aussi bien sur la singularité de «notre trajectoire» civilisationnelle que sur la nécessaire remise en cause de notre vision mécaniste de la vie, et nous pousse ainsi à repenser notre relation avec et dans la biosphère.

Le livre est composé de deux parties. La première est une courte introduction assez personnelle, dans laquelle Jacques Grinevald nous explique le cheminement de ce livre et rappelle l’importance des changements actuels. Il y esquisse notamment les origines du terme d’anthropocène, cette nouvelle ère géologique qui rend compte de la nouvelle capacité de l’homme à transformer la biosphère. La deuxième partie, objet central du livre, est réellement un dossier pédagogique, constitué de «repères bibliographiques transdisciplinaires» et organisé de manière chronologique (1824-2007). Presque 200 ans de productions scientifiques sont ainsi commentés! A l’opposé du radotage, ces commentaires savants renvoient souvent à d’autres références ou événements, renouant ainsi les fils de la vie des idées.

Jacques Grinevald, La Biosphère de l’Anthropocène. Climat et pétrole, la double menace, Editions Georg, 2007.

 

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