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«Gilets jaunes»: quelques réflexions

Le soulèvement émeutier des «gilets jaunes» est complexe, il agrège de nombreux éléments contradictoires. Pour cette raison précisément, il exige une analyse, forcément incomplète compte tenu de la situation très labile qui le caractérise et dans laquelle tout le monde est jeté. Il est néanmoins possible de tirer un certain nombre d’enseignements suite à ces deux mois d’actions.

Nullité du pouvoir politique

Le premier enseignement que cette crise a apporté, finalement assez secondaire mais on ne peut cependant le taire, c’est l’invraisemblable nullité du pouvoir politique en France. L’insondable idiotie du pouvoir macronien, à commencer par celle de son chef lui-même depuis son accession à l’Élysée en mai 2017, ne laisse pas d’étonner par son ampleur d’abord, puis surtout d’inquiéter. Sa désastreuse gestion de la crise des «gilets jaunes» en est la dernière illustration en date, mais nullement la première.

Depuis le début de son mandat Macron accumule en effet les bourdes, d’importance variable, allant du pataquès autour du «conseiller» Alexandre Benalla, pour l’anecdotique (mais hautement symbolique), aux réformes menées au pas de charge et dans le mépris le plus intégral du parlement et des corps constitués, pour le plus grave. De ce point de vue, les «gilets jaunes» sont une réponse finalement assez logique à la conduite du pouvoir macronien, qui ignore aussi bien les institutions que les médiations ou le temps nécessaire aux consultations et à l’assise d’une légitimité politique[1]. Un peu plus d’une année et demi après son entrée en fonction, on constate les dégâts de cet exercice du pouvoir pour Macron et son gouvernement: parole sévèrement délégitimée, quand elle n’est pas purement et simplement écartée comme bouffonne ou mensongère, commencement de déliquescence du mouvement («La République en marche») qui est censé le soutenir, affaiblissement face à des adversaires politiques soudainement relancés à quelques mois des élections européennes (qu’il s’agisse de Mélenchon ou de Le Pen, le cas du PS et des Républicains étant moins clair).

Il est vrai que Macron n’est pas aidé par les institutions sclérosées de la Ve République, qui, paradoxalement, gênent la Présidence en lui accordant trop de pouvoir, ce qui ne lui laisse guère de portes de sortie en cas de crise. Le quasi changement de régime au moment du passage au quinquennat n’a évidemment pas arrangé les choses, et isole encore davantage la présidence que par le passé. Enfin, l’ectoplasme qui sert à Macron de majorité parlementaire aggrave la situation puisqu’il empêche l’Assemblée Nationale d’exercer un semblant de contre-pouvoir. Les réponses institutionnelles ne sont pourtant pas totalement absentes. La Constitution de 1958 prévoit des outils qu’il faudra peut-être finalement se résoudre à employer, du remaniement ministériel sérieux à la dissolution de l’Assemblée nationale, en passant par le limogeage du Premier Ministre ou, bien sûr, la démission de Macron. Ici aussi toutefois, l’incompétence politique et l’idiotie – au sens propre du terme – de Macron l’empêchent sans doute de contempler ces portes de sortie.

Le soulèvement et l’émeute

Venons-en au mouvement lui-même. Plus qu’un mouvement social organisé par des groupes et collectifs plus ou moins constitués, il est sans doute plus précis de la qualifier de soulèvement, lequel a pris à plusieurs reprises un caractère émeutier.

Passée la première stupeur, nous disposons désormais d’un certain nombre d’enquêtes sur les participant·e·s et leurs revendications, enquêtes encore très insuffisantes bien sûr mais qui permettent d’écarter certaines des caricatures répétées en boucle par le pouvoir et ses affidé·e·s. Si l’extrême droite organisée, en ses versions les plus détestables, a tenté dès le début de s’accrocher aux wagons des «gilets jaunes», elle n’en constitue ni le cœur ni la force principale (ni même, sans doute, une force d’appoint numériquement pertinente). Malgré cela, on ne peut faire comme si elle n’avait pas été présente, soit sous la forme des sbires de la droite extrême antisémite, conspirationniste, xénophobe et misogyne (dont Alain Soral est le représentant le plus bruyant aujourd’hui, et dont on aurait tort de minimiser l’audience puisque son site Internet et ses vidéos sont parmi les plus regardés en France et qu’il a dès le départ apporté un soutien enthousiaste aux «gilets jaunes»), soit sous une version plus soft avec les interminables soliloques paranoïaques d’Étienne Chouard, véritable Midas inversé qui transforme en plomb tout ce qu’il touche, de la démocratie au tirage au sort en passant par le référendum.

Nous disions que le soulèvement avait pris des dimensions émeutières par moments, bien que l’essentiel des activités des «gilets jaunes» ne l’ait pas été. Or dans une émeute, il y a nécessairement des heurts, des bris de glace et quelques bousculades. Qualifier cela de violence témoigne seulement d’une invraisemblable régression de la pensée politique, et non d’une heureuse pacification généralisée de nos sociétés pour lesquelles un graffiti sur un bâtiment public constituerait le summum de la violence politique. Des vitrines brisées, des automobiles incendiées, et, même, la porte d’un ministère défoncée ne méritent pas les émois que l’on a entendus, ni surtout les demandes pressantes de condamnation. Car la violence, la vraie, celle qui blesse, qui défigure, qui tue, est bien exercée par l’une des parties en conflit, mais ce ne sont pas les manifestant·e·s qui en sont responsables, tout émeutiers et en colère qu’ils et elles soient. Non, c’est bien l’État, par le biais de sa police, qui a copieusement matraqué et qui s’est montré volontairement violent durant ces dernières semaines en France[2]. Qu’il eût incontestablement pu l’être davantage n’ôte rien à cette asymétrie des forces et des actes, ni au caractère scandaleux de cette réaction de l’État qui, hélas, prélude d’un durcissement de la répression de tous les futurs mouvements sociaux.

Quel programme?

Les éléments programmatiques qui sont apparus au fil des semaines disent quelque chose du mouvement. Comme il n’existe aucune coordination nationale, ces listes n’ont qu’une valeur limitée, mais plusieurs éléments reviennent avec insistance et constituent bien ce que Samuel Hayat a nommé, en suivant l’historien britannique E. P. Thompson, une «économie morale» propre au peuple[3]. D’où le caractère apparemment un peu composite de ces revendications: hausse du salaire minimum (SMIC), rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), plan national d’isolation des bâtiments, protection des petits commerces (notamment en rendant les parkings gratuits en centre-ville) et des PME, défense de la retraite à 60 ans et revalorisation des petites retraites, salaire médian pour tou·te·s les élu·e·s, indexation des salaires à l’inflation, instauration d’un salaire maximum, augmentation du nombre de contrats à durée indéterminée (CDI), renationalisation du gaz et de l’électricité (avec une baisse des prix), défense du service public régional (petites lignes de chemin de fer, bureaux de poste, écoles, maternités), limitation des migrations, introduction du référendum d’initiative populaire, retour du septennat et fin des indemnités présidentielles à vie. Et puis il y a quelques bizarreries, comme le lancement d’une industrie française de la voiture à hydrogène. D’autres listes circulent, mais compte tenu de la désorganisation du mouvement il est difficile d’accréditer leur sérieux, sans compter que certaines d’entre elles sont clairement lancées par des mouvements d’extrême droite (on y retrouve sans surprise et comme un leitmotiv la demande du «Frexit», la sortie de la France de l’Union européenne).

À quelques notables exceptions, et il faut bien se garder de les ignorer car elles ont une signification, ces revendications pourraient être signées par les différents partis de gauche et par les syndicats. Ce qui en revanche saute aux yeux, c’est qu’elles ne sont pas organisées par une position de gauche plus ou moins articulée. Elles alternent les niveaux de radicalité, entre une mesure de simple bon sens comme le rétablissement de l’ISF, des mesures beaucoup plus radicales comme la retraite à 60 ans pour tou·te·s, et la mise en place d’idées neuves comme l’instauration d’un salaire maximal. Il y a donc mélange de demandes très ponctuelles (liées aux décisions que le gouvernement a prises ces quelques derniers mois), de mesures plus générales visant le rétablissement de pratiques plus anciennes (notamment concernant les services publics), et de propositions prospectives parfois étonnantes[4].

L’enseignement général que l’on peut tirer de ces revendications, c’est qu’elles révèlent dans une large mesure le lent estompage des idées de la gauche dans le débat public et la société civile en France (mais ce constat n’est assurément pas limité à ce seul pays et trouverait les mêmes confirmations ailleurs en Europe). Sans même parler de la méfiance viscérale des «gilets jaunes» qui s’expriment, en ligne ou ailleurs, envers toutes les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier (partis et syndicats), la liste des revendications démontre l’ignorance assez générale des combats de ce même mouvement depuis le XIXe siècle et, surtout, de leur articulation (quel que soit leur niveau de radicalité ici aussi). On ne trouve aucune demande concernant la propriété des moyens de production par exemple, pas davantage sur l’organisation du travail, et encore moins – mais la méfiance dont nous parlions à l’instant l’explique aisément – de revendications portant sur les droits des organisations représentatives des classes populaires (droits et libertés syndicales par exemple).

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de voir apparaître, non pas dans cette liste mais dans différents discours, des demandes portant sur la création monétaire (on se souvient en Suisse du débat sur l’initiative «Monnaie pleine»[5]) ou sur l’endettement de l’État qui témoignent de conceptions très éloignées des positions traditionnelles de la gauche.

De cet état de fait, plutôt que de s’en désespérer en accusant de manière méprisante les classes populaires d’avoir une conscience «petite-bourgeoise» ou crypto-fasciste, comme jadis Lénine qui les tenait pour au mieux «trade-unionistes» et ayant par conséquent besoin de l’éclairage décisif du génie bolchévique pour atteindre leur véritable conscience de classe, seule capable de les faire accomplir leur rôle historique, il faut au contraire prendre acte. C’est la situation dans laquelle nous sommes, et à partir de laquelle une action politique est possible. Celle-ci ne peut qu’être une action de long terme de repolitisation, de «contre-hégémonie» pour reprendre une notion héritée d’Antonio Gramsci. Et dans cette action, il faudra retrouver des horizons, un programme, des perspectives, un projet, c’est-à-dire énoncer aussi précisément que possible, non seulement ce que nous combattons, mais vers où nous souhaitons aller. Il faut, en somme, retrouver une parole et une pratique émancipatrices et les diffuser.

Malgré cette situation, qui peut être grosse de catastrophes, ne le nions pas, il nous semble qu’il faut plutôt se réjouir qu’un terreau fertile à des revendications radicales réapparaisse, et qu’il puisse mener à des contestations plus fondamentales du système économique et du mode de production capitaliste. Cette évolution ne se fera pas naturellement, elle requiert un travail que des militant·e·s font déjà et qu’il faut soutenir. Mais nous payons tout de même trente ou quarante ans de reculs politiques, et l’imposition extrêmement violente d’une idéologie mortifère et absurde qui a pour nom le néolibéralisme, et dont l’un des ressorts est une dépolitisation et une apathie politique généralisées. Les «gilets jaunes» représentent en actes une contestation radicale de cette dépolitisation[6], et tracent des voies pour contester ladite idéologie néolibérale; il serait donc étrange de les condamner définitivement pour manquements (réels!) à une quelconque orthodoxie, marxiste ou socialiste. En politique, on n’agit pas avec les collectifs de ses rêves, car ceux-ci n’existent généralement pas, ni avec des collectifs aux ordres, mais avec ceux qui sont là, et cela entraîne forcément des risques (mais l’inaction aussi en comporte, et de plus graves encore).

En démocratie, le peuple a toujours le dernier mot…

Le point le plus important nous semble cependant être ailleurs. Ce que les «gilets jaunes» ont rappelé en acte, c’est qu’il existe bien un droit à l’insurrection, reconnu aussi bien par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793[7] que, exemple moins connu, par la Constitution du New Hampshire[8]. Ce soulèvement a rappelé qu’un pouvoir, quel qu’il soit, et singulièrement dans un État de droit formellement démocratique, repose ultimement sur le peuple, et qu’il est donc en permanence sous son contrôle et sa surveillance. En d’autres termes, avoir été élu président de la République avec 66% des voix et disposer d’une majorité confortable à l’Assemblée nationale ne signifie pas disposer d’un pouvoir absolu pendant cinq ans. L’absence de contre-pouvoirs efficaces dans les institutions de la Ve République a comme seul effet de confronter l’actuel locataire de l’Élysée à ce soulèvement inédit, soulèvement qu’il aurait pu éviter s’il s’était souvenu que son pouvoir provenait précisément de ces gens qu’il n’a cessé d’attaquer depuis le début de son mandat. Les «gilets jaunes» sont véritablement la Némésis de Macron, qui vient, comme dans la mythologie grecque, punir son hubris, sa démesure (et, faut-il ajouter encore une fois mais en sortant de la référence grecque, son idiotie).

Lorsque le peuple s’invite sur la scène politique, il y a rarement été convié, toute l’histoire des révolutions est là pour le rappeler. Il y arrive bien souvent en renversant la table, sans y mettre les formes et en dérangeant les habitudes. En d’autres termes, il est un facteur de désordre. L’amour effréné de l’ordre est un sentiment bien peu démocratique, et, comme l’avait si bien dit Montesquieu, là où tout paraît tranquille la liberté a bien peu de chance d’exister. S’il n’est pas étonnant que les détentrices·eurs du pouvoir s’alarment des désordres provoqués par le peuple, il est plus surprenant de voir des avocat·e·s proclamé·e·s de la démocratie s’émouvoir semblablement des tumultes passagers causés par la plèbe, ceux-là même que Machiavel, autre référence républicaine majeure, mettait à l’origine de la liberté à Rome.

La violence d’extrême droite, les actions séditieuses menant aux coups d’État, n’ont décidément pas la même figure. Qu’on se rapporte à l’histoire si l’on en doute. Et si l’on n’est pas convaincu, peut-être faut-il alors considérer que le refus du Maire de Palerme d’appliquer les ignobles mesures décidées par Matteo Salvini concernant les migrant·e·s s’apparentent aussi à une agitation fascistoïde contre un gouvernement régulièrement élu. Rappelons aussi aux étourdi·e·s qu’Emmanuel Macron n’a rassemblé que 18% des inscrit·e·s au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, et que ce score ridicule aurait dû l’obliger, et non le porter à considérer qu’il lui accordait un blanc-seing pour l’entier de son mandat. Le réel, auquel on finit toujours par se cogner, s’est, brutalement, rappelé à lui, et on ne peut que s’en réjouir.La rédaction


[1] Ce point a été avancé très tôt par Danielle Tartakowsky, historienne spécialiste des mouvements sociaux: https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0600272685469-danielle-tartakowsky-les-gilets-jaunes-un-phenomene-miroir-du-macronisme-2227416.php

[2] Les témoignages et les analyses à cet égard sont désormais nombreux et sans aucune ambiguïté:

https://www.lesinrocks.com/2018/12/12/actualite/violences-policieres-il-y-derriere-chaque-blessure-une-industrie-qui-tire-des-profits-111151464/

https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article47286

https://www.mediapart.fr/journal/france/070119/gilets-jaunes-la-violence-du-pouvoir-attise-la-violence-du-pays

Enfin, mentionnons ce travail de collecte des actes de violence de la police depuis le début du soulèvement: https://twitter.com/search?f=tweets&vertical=default&q=allo+%40Place_Beauvau+-+c%27est+pour+un+signalement+-++from%3Adavduf&src=typd

[3] https://samuelhayat.wordpress.com/2018/12/05/les-gilets-jaunes-leconomie-morale-et-le-pouvoir/

[4] On comparera, pour comprendre quelle pourrait être une signification progressiste du terme de «populisme», cette liste à celle qui figure dans la plateforme d’Omaha du People’s Party américain datant de 1892: http://historymatters.gmu.edu/d/5361/

Pour en savoir plus sur le populisme nord-américain: https://pagesdegauche.ch/etats-unis-quel-populisme-americain/

[5] Voir Pages de gauche n° 166 (https://pagesdegauche.ch/la-une-n-166-battre-%E2%80%89monnaie-pleine%E2%80%89/ .

[6] https://www.mediapart.fr/journal/france/020119/sur-les-ronds-points-il-y-eu-une-politisation-acceleree-des-classes-populaires

[7] Art. 35 – «Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » (https://www.conseil-constitutionnel.fr/les-constitutions-dans-l-histoire/constitution-du-24-juin-1793).

[8] Art. 10 du Bill of Rights de la Constitution du New Hampshire: «Government being instituted for the common benefit, protection, and security, of the whole community, and not for the private interest or emolument of any one man, family, or class of men; therefore, whenever the ends of government are perverted, and public liberty manifestly endangered, and all other means of redress are ineffectual, the people may, and of right ought to reform the old, or establish a new government. The doctrine of nonresistance against arbitrary power, and oppression, is absurd, slavish, and destructive of the good and happiness of mankind.» (https://www.nh.gov/glance/bill-of-rights.htm) q8�l��

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