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Nuit debout: une repolitisation de la société

Entretien avec Manuel Cervera-Marzal •

Depuis le 31 mars, le mouvement «Nuit debout» se réunit sur la Place de la République à Paris. Pour tenter d’en cerner les contours, nous nous sommes entretenus avec Manuel Cervera-Marzal, auteur de Pour un suicide des intellectuels (Textuel, 2015) et de Désobéir en démocratie (Aux forges de Vulcain, 2013), qui participe activement à ce mouvement.


En quelques mots, comment décrire le mouvement «Nuit debout» ?

Au départ, on trouve un projet de Loi Travail qui, dans la longue lignée des réformes néolibérales, aggrave considérablement le sort des salarié·e·s. Les syndicats réagissent très timidement mais une pétition en ligne recueille un million de signatures en quelques jours et la vidéo d’un collectif de trente Youtubeurs fait le buzz. Ces initiatives débouchent sur une première manifestation, le 9 mars, une seconde, le 17 mars, puis une troisième, le 31 mars. Ce soir-là, plusieurs centaines de manifestant·e·s refusent de rentrer chez eux et passent la nuit debout Place de la République, à Paris.

Cette initiative a été préparée durant les semaines précédentes. Le film Merci Patron de François Ruffin a été projeté à la bourse du travail le 23 février. Après la projection, les gens présents ont discuté des façons de lutter contre l’oligarchie dénoncée dans ce film. L’idée était de sortir des cadres de contestation traditionnels (grèves, manifestations, etc.). Quelqu’un a proposé d’occuper une place publique et un petit groupe s’est mis en place pour annoncer l’initiative, déposer la demande en préfecture, confectionner un tract, apporter du matériel (tentes, sonorisation, nourriture), etc.

L’occupation a donc commencé le 31 mars. Elle est désormais semi-permanente, puisque les commissions et l’assemblée générale se réunissent tous les jours. Mais, faute de nombre et en raison de l’interdiction préfectorale, le campement est démonté tous les soirs vers 01h du matin et reconstruit tous les après-midis vers 15h.

Ce mode d’action a essaimé dans plus de 150 villes françaises. Depuis le premier jour, les commentateurs n’en finissent pas d’annoncer la fin de la mobilisation. Celle-ci connaît bien sûr des reflux, mais elle est toujours vivante et ne cesse de se renouveler. C’est une des conditions de sa survie.

 

Pour autant qu’on puisse le dire, qui participe aux commissions et assemblées sur la Place de la République à Paris?

Plusieurs responsables politiques et éditorialistes ont dénigré cette mobilisation en lui reprochant son «entre-soi» et en dénonçant le «manque de représentativité» des «petits intellos Blancs» qui occuperaient République. La commission «Sciences sociales Debout» a apporté la meilleure des réponses à ces condamnations précipitées en produisant une enquête collective sur la composition sociologique du mouvement. Du 8 avril au 13 mai, entre 17h30 et 22h, une trentaine de chercheuses·eurs et d’étudiant·e·s en sciences sociales se sont relayés pour faire remplir six cents questionnaires individuels. Cette méthode permet de rétablir les faits.

Les résultats sont instructifs et montrent que la mobilisation est bien plus diversifiée qu’on ne le dit. Certes, la moyenne d’âge est de 36 ans (avec une forte variation selon l’horaire), deux tiers des présents sont des hommes, 61% ont fait des études supérieures longues et 63% habitent Paris. Mais l’on apprend aussi que le taux de chômage des participant·e·s atteint 20% (le double de la moyenne nationale), qu’il y a 24% d’ouvrières·ers ou d’employé·e·s, et beaucoup de novices du militantisme puisque seuls 17% ont déjà adhéré à un parti et 22% à un syndicat.

On a beaucoup reproché à Nuit debout son incapacité à franchir la barrière du boulevard périphérique et à toucher les catégories les plus précaires, notamment les quartiers populaires. À cet égard, il faut souligner deux points. D’abord, que cette critique vient de l’intérieur même du mouvement, qui a su faire preuve d’une lucidité remarquable. Deuxièmement, Nuit debout a cherché des solutions pour dépasser cette limite. Des initiatives « Banlieue debout » ont eu lieu dans de nombreux quartiers de Saint-Ouen, Saint-Denis, Evry, Cergy, etc.

 

Quels sont les thèmes les plus fréquemment discutés lors des AG, et à l’inverse, lesquels sont ignorés?

Chaque jour, à partir de 18 heures, a lieu l’assemblée générale. L’ordre du jour est préparé à l’avance par une commission de fonctionnement interne, mais il peut être rediscuté à tout moment. Énormément de sujets sont abordés. En vrac: les ravages du néolibéralisme, l’incompétence des politicien·ne·s, la collusion des élites, la généralisation de la précarité, les discriminations sexistes et homophobes, le racisme d’État, la Françafrique, la situation des migrant·e·s, les violences policières, etc.

Parallèlement à cette longue liste de problèmes, on cherche des solutions, ou plutôt des modes d’action pour lutter contre ces maux. Chacun peut proposer – à titre individuel ou en tant que commission – des initiatives (occuper un McDonald’s, diffuser des tracts auprès des cheminots, manifester devant le Parlement, mettre en place une nouvelle commission thématique, etc.). À la différence de la démocratie dite «représentative», ce modèle de démocratie directe repose sur une forte exigence de responsabilité individuelle: celui ou celle qui propose une initiative s’engage de facto à y participer et à la mener à bien. Cela permet de rompre la logique délégataire du «je propose mais je laisse les autres faire à ma place». Non, quand je vote en faveur d’une action, c’est que je suis prêt à y participer. D’ailleurs, la plupart des actions n’ont pas besoin d’être approuvées par l’assemblée: elles sont simplement mentionnées, pour que tout le monde en ait connaissance, puis elles sont mises en œuvre.

Étant donné qu’il existe plus de soixante commissions thématiques (elles n’ont pas toutes la même vitalité), il est difficile de dire que certains thèmes manquent à l’appel. Et s’il en manque un, libre à chacun de le mettre sur la table. On discute de tirage au sort, d’antispécisme, de cinéma alternatif. Il y a des commissions SDF debout, Avocat·e·s debout, et même une Crèche debout pour que les mères célibataires puissent venir sur la place. Ce qui manque, c’est surtout le travail de coordination entre ces différentes commissions. La coordination existe, grâce notamment aux assemblées et aux réunions inter-commissions, mais on a parfois le sentiment que cela ne parvient pas à endiguer un certain éparpillement. Celui-ci peut nuire à l’efficacité de la mobilisation qui, effectivement, peine à se donner des priorités, des mots d’ordre et à produire un discours public lisible à grande échelle.

 

Comment interpréter la critique des partis et des organisations politiques?

En Espagne et à Zucotti Park, il y avait une critique féroce des organisations partisanes. On retrouve bien sûr cet élément dans Nuit debout. Mais attention à ne pas plaquer sur cette mobilisation des schèmes d’interprétation venus d’ailleurs. Nuit debout est davantage a-partisan qu’anti-partisan. Personne ne s’affiche avec l’autocollant ou la banderole de son parti, car les gens sont là en tant qu’individus. Mais les militant·e·s politiques ordinaires sont nombreux et n’ont pas besoin de cacher leur identité. Ils apportent leur savoir-faire, leur expérience, et sont appréciés pour cela. Certain·e·s responsables politiques (Olivier Besancenot, Julien Bayou, Leïla Chaïbi et d’autres) viennent régulièrement, sont même très actifs, et cela ne pose pas non plus problème. Ce qui gêne, c’est la politique professionnalisée, personnalisée et représentative. À cela, Nuit debout oppose clairement une politique du quotidien, du citoyen, du populaire, des gens ordinaires.

Il y a quelque chose de frappant. Deux mois avant le début de Nuit debout, les médias n’avaient à la bouche qu’un sujet: les élections présidentielles de 2017 et toutes les petites guerres de clan qui en découlent (Juppé contre Sarkozy, Macron contre Valls, Hollande contre Mélenchon, les primaires de la gauche, etc.). Ce sont des affrontements pathétiques et ennuyeux, qui font vivre des bataillons d’expert·e·s en communication dont on se demande s’ils et elles se sont jamais demandé ce que «politique» voulait dire. Quoiqu’il en soit, Nuit debout a relégué aux oubliettes toutes ces rivalités interpersonnelles. Depuis deux mois, l’agenda médiatique a été fortement perturbé: au lieu de parler des «personnes», on parle désormais de projets et d’idées. Nuit debout est ainsi le vecteur d’une véritable repolitisation du débat public et de la société française. C’est un acquis important pour la suite.

 

Quelles sont les perspectives futures d’un tel mouvement? Le futur est-il même son affaire?

La question des perspectives est abordée chaque jour en assemblée. Il faut resituer Nuit debout dans le cadre, plus large, de la contestation de la Loi Travail. Car ce mouvement social inclut aussi de nombreuses manifestations, des grèves sectorielles, des débrayages, des occupations de théâtres et de mairies, des pétitions, des appels au boycott, des actions de désobéissance civile contre des banques actrices de l’évasion fiscale, etc. La suite, c’est d’abord d’obtenir le retrait de la Loi. Incapable de réunir une majorité parlementaire, le gouvernement a choisi de passer en force en utilisant l’article 49.3 de la Constitution, qui permet d’adopter une loi sans la faire voter par le Parlement. Quand le Parti socialiste était dans l’opposition, il dénonçait ouvertement le caractère antidémocratique de cette disposition et il vilipendait la droite pour l’avoir utilisée. À présent, on voit que le PS a trouvé que la chaussure convenait bien à son pied.

Le gouvernement pensait faire taire la contestation grâce à ce «coup d’État légal». Il se pourrait qu’au contraire il soit en train de souffler sur les braises. 70% des Français·es sont opposés à ce projet de loi et le recours au 49.3 est très mal passé dans l’opinion. La bataille n’est pas finie et nul ne peut deviner la tournure que prendront les événements dans les prochaines semaines.

À plus long terme, il y a la question des élections présidentielles et celle du «débouché politique» de Nuit debout – qui signifie en réalité «débouché partisan». Faut-il créer une nouvelle organisation partisane? La question n’est pas encore à l’ordre du jour. Elle est peu abordée et il est clair que la préoccupation principale de Nuit debout est de faire durer le mois de mars le plus longtemps possible. Il y a quelque chose de réjouissant, d’enthousiasmant, voire de jouissif quand on vient Place de la République. Il faut rappeler qu’à 200 mètres de là, en novembre 2015, 130 personnes ont été assassinées. Un mémorial a été construit sur la Place. Les bougies commémoratives brûlent encore au pied de la statue de Marianne qui occupe le centre de la place. Cette tristesse et cette torpeur n’ont pas été effacées par Nuit debout. Mais la joie de vivre a, semble-t-il, repris le dessus.

 

Propos recueillis par Antoine Chollet

Une version raccourcie de cet entretien a été publiée dans Pages de gauche n° 156 (juin 2016).

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