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Entretien avec Anne-Catherine Menétrey-Savary: « Maintenir sa capacité d’indignation intacte »

L’année passée, Anne-Catherine Menétrey-Savary a publié un livre bilan sur ses soixante années d’engagement politique. Elle nous a accordé un entretien pour revenir sur ce parcours exemplaire, et pour évoquer l’avenir également.

Ta carrière militante débute au POP. Avec le recul, comment l’interprètes-tu?

Ce tout premier engagement, qui date de la fin des années 1950, est très lié à ce qui s’est passé juste après la Seconde Guerre mondiale. Nous étions marqués d’une part par le combat de l’URSS contre le nazisme durant la guerre, et par le bouillonnement suscité en France par la Résistance et le Parti communiste. Cela se passait d’ailleurs aussi sur le plan culturel, cela  a représenté pour moi un véritable basculement social. Je viens d’une famille libérale-radicale cultivée, mais dont la culture était surtout  bourgeoise. Avec le communisme, j’ai découvert un autre univers culturel.

L’autre élément fondateur a été la décolonisation, et en particulier la guerre d’Algérie. À l’Université de Lausanne, nous étions en contact à la fois avec des jeunes hommes français qui avaient désertés ou refusaient de servir, et avec des militant·e·s du FLN. Nous avions fondé  le «Mouvement démocratique des étudiants» dont les membres, une fois leurs études finies, ont adhéré soit au PS, soit au POP. À ce moment-là, j’ai choisi le parti qui me semblait le plus «rouge», le plus radical.

Si j’y suis restée par la suite, c’est, je dirais, pour deux raisons principales. La première, c’est un sentiment très fort de loyauté et de fidélité à une cause. Pour comprendre la seconde, il faut se souvenir que, durant les années 1960, les informations que le parti et certains médias nous transmettaient quant à la situation à l’Est étaient très positives. L’URSS se développait, la situation des femmes y était meilleure que chez nous, etc. Nous étions convaincus de la réalité de ce que nous entendions.

Les problèmes se sont posés progressivement pour moi, notamment avec la prise de conscience que la situation de l’autre côté du rideau de fer n’était pas aussi bonne que ce que le régime disait. Et, en même temps, les problèmes internes du POP m’ont conduite à m’interroger sur mon engagement.

Est-ce qu’il y a des événements particuliers qui expliquent cette prise de distance?

Le premier événement  qui nous a ébranlés, c’est le Printemps de Prague, réprimé par les chars sociétiques en 1968. C’est à ce moment-là qu’eut lieu la dissidence de l’aile la plus à gauche du POP, qui va créer la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR), dont les membres étaient pour la plupart des ami·e·s proches Si je ne les ai pas rejoints, c’est qu’ils ne m’avaient pas avertie de leur dissidence, ce qui m’a mise  dans une situation ambigüe .

C’est aussi de ces années que date le début d’une prise de conscience écologique, qui conduisait nécessairement à une critique du productivisme soviétique.

Enfin, quelques doutes ont aussi commencé à poindre quant à la capacité de la classe ouvrière  de s’engager dans une lutte de classes victorieuse . Cependant, l’événement qui m’a fait sortir, c’est l’intervention de l’URSS en Afghanistan en 1979, que le comité central du Parti suisse du travail refusa de condamner.

Rétrospectivement, comment décrire cet engagement des militant·e·s du POP?

Je pense sincèrement que les militant·e·s, et même les dirigeant·e·s du POP étaient de bonne foi. Ils et elles étaient convaincus de la justesse de la cause qui animait leurs combats. Il ne faut pas oublier non plus que ce monde des années 1960 et 1970 était plein d’espoir, de mouvements de libération, de progrès social, et l’idée qu’il existait  dans le monde un pays qui incarnait ce progrès, l’URSS, nous donnait une force et un espoir immenses.

Par ailleurs, le POP avançait aussi l’idée qu’il se battait ici et maintenant, en portant des revendications locales ou nationales, et qu’il n’était pas comptable de ce qui se passait en URSS. C’était une forme de gestion pragmatique des affaires politiques suisses, qui d’ailleurs me rappelle ce qui se passe parfois aujourd’hui, même  chez les Verts,  ce qui permettait de mettre en sourdine certains sujets qui fâchent.

Même au moment de quitter de manière fracassante le POP en 1980, je n’ai jamais eu de sentiments négatifs à l’égard de ses militant·e·s. Et aujourd’hui encore, je les considère comme des camarades.

Comment se fait le passage vers l’écologie?

L’auteur qui m’a le plus marquée à cette période, c’est André Gorz, et notamment son livre, Adieux au prolétariat, qui m’a énormément influencée. Il écrivait noir sur blanc ce que nous pressentions depuis longtemps mais sans oser le dire.

Les années 1980 étaient véritablement foisonnantes d’idées et de remises en question , et j’ai beaucoup navigué, avec d’autres, entre différents mouvements. Il y avait aussi une critique très présente de l’électoralisme et de la participation dans les parlements cantonaux ou fédéral,  alors que le POP y était  très engagé.

Pendant des années, deux groupes coexistèrent  en Suisse romande au sein du mouvement écologiste : Le Groupement pour la Protection de l’environnement (GPE) et  Alternative socialiste verte (ASV). C’était l’époque des métaphores maraîchères, entre les concombres (verts dedans et dehors) et les pastèques (un camouflage vert pour un contenu rouge)…

L’ASV, dont je faisais partie, était proche de la LMR. Nous étions des militants enthousiastes, mais nous nous sommes rapidement épuisés. La lutte extraparlementaire est stimulante , mais elle n’est pas extraordinairement efficace, surtout quand on la mène avec trente camarades… Donc nous avons commencé à présenter des listes dans les conseils communaux et au Grand Conseil.  A partir du moment où ASV fut représentée au Grand Conseil vaudois par quelques députés, les deux groupes collaborèrent plus étroitement.  Durant ces années, je dois aussi dire que j’étais un peu en retrait car je m’occupais surtout de toxicomanie, dans un cadre professionnel.

En 1997 est décidée la fusion qui donne naissance aux Verts vaudois. À mon avis, celle-ci n’a pas signifié la soumission de l’une des tendances à l’autre. Au contraire, je dirais que les deux ont évolué. Mais aujourd’hui, il faut bien admettre que, même si les Verts prétendent encore faire de la politique autrement, je ne pense plus que ce soit vrai: ils et elles font de la politique comme les autres partis. Mais avec de meilleures idées !

Quelle place occupe le féminisme dans ces combats?

Le combat pour l’égalité entre hommes et femmes est un processus qui a duré longtemps, qui n’est pas encore terminé. Nous le voyons encore avec les discussions autour de la grève du 14 juin par exemple. Le débat actuel porte sur la participation des hommes : moi je crois qu’elle doit se faire sans les hommes.

Ce que le féminisme a permis de montrer, c’est que les partis, notamment le POP,  ne prenaient pas en considération la répartition des rôles dans la société. Lorsque nous protestions, on nous répondait toujours que les inégalités étaient uniquement liées à la société de classe et qu’elles disparaîtraient en même temps que l’exploitation économique. Plus généralement, et ça ne concernait pas que le POP, l’inégalité n’était pensée que par rapport aux droits (le vote, égalité des salaires, accès à l’emploi et aux formations, etc.), alors que tout ce qui était de l’ordre des discriminations quotidiennes était complètement oublié. Ce sont ces aspects que le MLF a mis en évidence dans les années 1970, ce qui a été déterminant pour les luttes féministes.

Lorsque j’ai travaillé sur les addictions et la toxicodépendance, plus tard, ces questions sont réapparues  sous un jour nouveau pour moi. Je me suis rendue compte de l’importance considérable de l’injonction faite aux femmes à se conformer à leur éducation traditionnelle et à jouer  le rôle qui leur était attribué. J’ai vu d’autres aspects des inégalités, portant notamment sur des vulnérabilité spécifiques . À ce propos d’ailleurs, une petite anecdote me semble significative. Le Gymnase de La Chaux-de-Fonds m’avait demandé de participer à une formation sur les addictions et je leur avais proposé de constituer un groupe uniquement de filles. Les responsables ont eu l’air très surpris.  Or le résultat de ces discussions non mixtes avait été d’une très grande richesse, les filles s’autorisant à partager des expériences et des réflexions qu’elles n’auraient pas exprimées devant les garçons .

Et les rapports Nord-Sud?

À l’origine de mes engagements, on trouve cette préoccupation internationale. Au Mouvement démocratique des étudiants, à l’université, nous nous préoccupions beaucoup plus de l’état du monde que de la politique suisse. Ce souci ne m’a pas quittée.

Il m’a en particulier conduite à m’intéresser à la question de la migration de manière générale,  mais aussi en accompagnant  des migrant·e·s dans leurs démarches administratives. Et si la situation dans les années 1960-1970 était dure, bien sûr, ce qui se passe maintenant est vraiment effrayant. La dégradation est spectaculaire. Heureusement que le mouvement de soutien aux migrant·e·s reste incroyablement fort  et fait un travail extraordinaire et indispensable.

Un autre aspect de ton engagement concerne la question des dépendances et de la toxicomanie. Comment s’est-il articulé au reste?

C’était d’abord un travail professionnel. Il faut  dire que j’ai connu quelques problèmes durant ma carrière pour des raisons politiques. J’étais d’abord enseignante au collège secondaire,  puis j’ai repris des études de psychologie pour m’occuper d’orientation scolaire et professionnelle. Mais pendant des années, je n’ai pas pu obtenir de poste dans le canton de Vaud. Pendant quatre ans, j’ai donc travaillé à Genève comme psychologue scolaire jusqu’à ce qu’enfin ma postulation à l’Office vaudois d’orientation professionnelle soit acceptée.  mais a mis plus de six mois pour ratifier ma nomination !

Plus tard, souhaitant travailler à mi-temps, j’ai dû démissionner. Après une période de chômage, j’ai été nommée à l’Institut suisse de prévention de l’alcoolisme, la mort dans l’âme au départ, je dois l’avouer. Le militantisme de la Croix-Bleue me rebutait. Cependant, au fil des ans, le travail s’est révélé plus intéressant que prévu parce qu’il portait également sur la drogue et les autres addictions. J’étais chargée de réaliser le matériel de prévention et de mettre en place des formations. J’avais beaucoup de liberté, et nous avons pu faire des films ou des brochures qui permettaient d’aborder des questions de société importantes.

Au sein de la commission fédérale des stupéfiants, dont j’étais membre, nous avons fait des rapports, dès les années 1990 pour la légalisation et la régulation de certaines drogues. Il faut se souvenir que c’était le moment des scènes ouvertes de la drogue à Berne et  à Zurich. La Suisse a alors joué un rôle de pionnière sur le plan international avec sa politique de réduction des risques. En revanche, sur le plan politique , quand j’ai débarqué au Conseil national dans les années 2000, le fossé était saisissant entre nos discussions au sein de la commission fédérale  et le niveau consternant des débats au parlement sur la révision de la loi sur les stupéfiants.. Au parlement, les positions étaient à la fois totalement émotionnelles et complètement dogmatiques, elles ne prenaient absolument pas en compte la parole des spécialistes du domaine.

Après l’échec de la loi qui proposait de décriminaliser la consommation de cannabie, j’ai déposé une initiative parlementaire pour que la Confédération autorise des expériences pilote de  régulation de cannabis dans certaines villes. Vingt ans plus tard, cette idée refait surface, mais on n’a pas beaucoup avancé !

Dans le domaine des dépendances, la question est toujours de savoir comment permettre  aux consommatrices·eurs de sortir de leur dépendance . Mais il ne faut pas oublier que le système capitaliste et la société de consommation qu’il génère suit lui aussi une logique toxicomane, celle de la croissance et du « toujours plus ».

Dans mon travail de prévention, nous avions par exemple interrogé la notion de risque. Le risque est valorisé dans notre société, dans les domaines économiques ou portifs. Mais il ne faut  se casser la figure, car, dans ce cas, la pénalité est lourde. C’est exactement la logique à l’œuvre dans les toxicodépendances: on peut boire de l’alcool tant qu’on maîtrise son comportement : le buveur est socialement accepté, l’ivrogne, non ! C’est encore pire pour les femmes :   elles sont nettement plus stigmatisées que les hommes.

Dans ces questions, il y a évidemment un lien entre travail professionnel et engagement politique. C’est pour ça que ce travail m’a intéressé, en définitive.

Le livre parle souvent en «nous», qui est ce «nous»?

J’ai commencé à écrire ce livre sans utiliser une seule fois le mot «je», parce que mon idée était plutôt d’écrire un essai sur quelques grandes questions politiques. Puis j’ai un peu reconsidéré mon projet, jugeant que la seule légitimité qui me permettait d’écrire ce livre était ma subjectivité et mes expériences. J’y ai donc réintroduit le «je». J’ai toutefois gardé le « nous », qui ne désigne d’ailleurs  pas tout le temps les mêmes personnes, car je voulais souligner qu’aucun combat politique n’est solitaire ou personnel. Aucune victoire n’est possible sans le « nous ».

Donc ce «nous», ce sont les personnes avec lesquelles j’ai travaillé: les Verts, les rouges, les parlementaires, les collègues de travail, etc.

Qu’est-ce qui te fait tenir, depuis soixante ans, d’où vient cette endurance?

On dit souvent que l’émotion ne fait pas bon ménage avec la politique, mais pour moi elle est essentielle à mon action. La capacité d’indignation, l’incarnation des problèmes dans des figures concrètes, vivantes, réelles, tout ceci alimente mon engagement. Pour moi, cela s’est manifesté notamment dans le domaine de la migration, qui n’était pas un sujet abstrait puisque je m’occupais aussi de dossiers individuels. Ça l’est encore aujourd’hui pour la question des prisons par exemple, que j’aborde à travers  le parcours de prisonnières·ers en chair et en os.

Mon engagement découle d’une manière de se sentir concernée, je crois, par le destin de ceux qui demandent de l’aide et plus généralement celui de  l’humanité et de notre planète.  Je pense qu’il y a aussi un peu de protestantisme là-dedans: cette conscience malheureuse de ne pas en faire assez… Dans la position privilégiée que nous occupons en Suisse, je ne peux pas décider de tout laisser tomber  alors que tant d’autres gens crient misère dans le monde et que tant de catastrophes nous menacent. C’est aussi ce que mes voyages m’ont appris.

Quels seraient tes conseils pour les jeunes, pour tenir comme toi soixante ans?

Je n’ai pas de conseils à donner, mais ce qui me plairait énormément, c’est que des jeunes lisent ce livre. Mon souci, c’est que la politique n’a pas de mémoire. J’ai fait récemment une présentation de l’histoire des Verts pour la section de la Riviera, et j’ai été très surprise d’entendre ensuite les membres, et pas seulement les jeunes, me dire qu’ils ignoraient à peu près tout de cette histoire.

Une autre chose qui me préoccupe est la désaffection du politique et des partis. Le sens de l’engagement, pas forcément pendant soixante ans mais plus longtemps que quelques semaines, me semble s’estomper. Il n’y a moins de continuité dans l’action. L’année passée par exemple, l’organisation politique «Opération Libero» avait fait passer des annonces parmi les offres d’emploi pour recruter des conseillers-ères nationaux-ales! Cette manière de considérer la politique comme un job semblable à tous les autres me paraît être une  négation  de sens de l’engagement.

Comment est-ce que tu perçois Pages de gauche?

Ce que j’aime bien, c’est que ce n’est pas un catéchisme, et que vous faites souvent des débats avec une grande diversité d’opinion. J’avais par exemple beaucoup apprécié votre dossier sur le revenu de base inconditionnel (en 2012), qui posait de nombreuses questions importantes sans dogmatisme.

Propos recueillis par Antoine Chollet (le 10 mai 2019)

Version courte de l’entretien parue dans le Pdg no 172

À lire: Anne-Catherine Menétrey-Savary, Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Lausanne, Éditions d’en bas, 2018.

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