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Des femmes au service des femmes ?

Entretiens parallèles avec Nadia Gaillet (NG), secrétaire syndicale au SSP et Magdalena Rosende (MR), sociologue du travail, sur les enjeux et les problèmes de l’engagement d’employées domestiques.

Pages de gauche: Pourquoi recourir aux services d’une employée domestique?

NG: Se posent d’abord deux problèmes fondamentaux. Premièrement, le travail «domestique» est fortement dévalorisé, accompli gratuitement et majoritairement par les femmes au sein de la sphère privée. Le premier problème est donc celui du partage inégalitaire des tâches domestiques au sein même du couple. Deuxièmement, le marché du travail détermine aussi la manière dont les couples gèrent leur travail domestique. Avec un modèle, comme en Suisse, de 42 heures de travail hebdomadaire, il est à peu près impossible pour deux personnes qui ont des enfants en bas âge de travailler à temps complet et de s’occuper en plus de leur ménage. Ainsi, à l’arrivée du premier enfant dans le couple, c’est en général la femme, dont le salaire est statistiquement le plus bas, qui «décide» d’arrêter de travailler ou de réduire son temps de travail. Le «choix» du temps partiel est en effet le plus souvent imposé aux femmes. Une réduction générale du temps de travail permettrait donc une meilleure répartition des travaux domestiques. Il faut également militer pour l’ouverture de crèches.

Qui sont les femmes qui travaillent comme femmes de ménage et qui sont celles qui les emploient?

MR: Les femmes qui travaillent comme employées domestiques sont en grande majorité, quel que soit le pays pris en considération, migrantes ou issues de l’immigration. Faute de travail dans leur pays, les «petites bonnes» comme on les appelle souvent, sont contraintes de s’exiler. Alors que les ressortissantes des pays du Sud de l’Europe – Italie, Espagne, Portugal – ont formé jusqu’à peu le gros du bataillon du personnel domestique, les femmes de ménage sont de plus en plus souvent issues de pays d’Amérique centrale et du Sud, du Maghreb, d’Afrique ou d’Asie. Parmi celles-ci, on compte un nombre important de personnes sans statut légal. Le statut du travail domestique n’est pas étranger à cette situation. Il s’agit d’un travail dévalorisé, déconsidéré et mal rémunéré. Lorsque les ressources économiques le permettent, lorsque la gestion de la «double journée» devient difficile, le travail domestique est délégué totalement ou partiellement à des tiers. C’est particulièrement vrai pour les couples formés par des femmes et des hommes ayant un niveau de formation supérieure, mais c’est aussi vrai pour des personnes seules, qu’il s’agisse de personnes âgées ou de personnes ayant un investissement professionnel élevé.

Mais les conditions de travail des femmes de ménage ne sont-elles pas meilleures?

NG: Non. Il y a quelques hommes dans ce type de métier, mais la plupart sont des femmes. Ce sont souvent des personnes qui font des doubles voire des triples journées. Il existe des cas de personnes qui travaillent 8-9 heures par jour dans la buanderie d’un hôtel et qui vont ensuite faire des ménages pour arrondir leurs fins de mois. Et en plus, bien sûr, elles s’occupent de leur propre ménage.

Pourquoi une telle situation?

NG: Ce genre d’exploitation est possible du fait que la plupart de ces personnes sont en situation de grande précarité, en particulier sur le plan juridique. La plupart sont sans-papiers et donc à la merci de leur employeur. Elles sont forcées d’accepter des conditions très difficiles, car elles savent qu’une contestation peut signifier leur renvoi. Déjà que les travailleurs suisses, parlant français, connaissent très mal leurs droits, il n’est pas étonnant que ces personnes précarisées les ignorent ou craignent de les faire valoir.

Faut-il alors renoncer à employer une femme de ménage?

NG: C’est une question difficile. Je crois qu’un-e employeur/se peut se montrer décent, s’il respecte les obligations légales, s’il verse une rémunération correcte, s’il fournit des conditions de travail décentes. Mais je pense que cela passe aussi par le respect de la personne engagée et du travail qui est fait. La question se complique encore si l’on imagine que pour beaucoup de personnes sans véritable statut, qui maîtrisent mal la langue et dont la formation est faible ou non reconnue, ce type d’emploi constitue leur seul débouché.

D’un point de vue syndical, il faut se battre pour une convention collective contraignante. La syndicalisation des employées de maison est particulièrement difficile, car ces travailleuses sont isolées et dans une situation de grande dépendance, mais pas impossible. Certains exemples étrangers nous l’ont montré. Et il y a aussi souvent, de leur part, la volonté de ne pas se laisser faire.

Pour beaucoup de femmes, disposer d’une femme de ménage est la condition nécessaire pour accéder au marché du travail. S’agit-il d’un  progrès sur le plan féministe?

MR: Je commencerai par rappeler que la revendication des féministes occidentales des années 1970 portait sur le partage égalitaire du travail domestique entre femmes et hommes. Or, dans ce domaine, on est face à une défaite ou tout au moins à un ratage. La participation quotidienne des hommes aux activités ménagères et éducatives n’a augmenté que de quelques minutes ces dernières années. Ensuite, on ne peut pas dire que l’accès au marché du travail dépende de l’externalisation du travail domestique. Les femmes ont toujours été présentes dans l’univers du travail rémunéré. La division sexuelle du travail, qui veut que le travail domestique soit assigné aux femmes et que le travail salarié soit principalement dévolu aux hommes, conduit de nombreuses femmes actives occupées à recourir aux services d’une femme de ménage. Mais cette pratique peut aussi être une manière de protéger les relations dans lesquelles on est impliqué, qu’il s’agisse du couple ou de la dynamique familiale. Elle permet notamment d’éviter les conflits, les tensions etc.

Comment résoudre ce paradoxe de la libération des tâches ménagères des unes qui se fait sur le dos des autres? Quel est le rôle des hommes dans tout ça?

MR: Les féministes ont montré dès les années 1970 l’interdépendance entre l’univers du travail salarié et le travail domestique accompli par les femmes dans la sphère privée. Elles ont proposé un modèle alternatif au modèle professionnel dominant, masculin, dessiné par et pour des personnes qui échappent au travail domestique. Elles ont également exigé le développement d’infrastructures de garde de la petite enfance. Et aujourd’hui, un nombre croissant de tâches du travail domestique est désormais, soit présent sous forme de produits de consommation marchande, soit réalisé au sein d’institutions publiques, privées ou associatives (garde des enfants, soins aux personnes âgées, etc.). La «double journée» est devenue une question de société, pensons aux mesures de «conciliation famille-travail». Pourtant, ces mesures ne sont pas parvenues à établir une symétrie dans la participation au travail domestique entre femmes et hommes.

Recourir à une solution individuelle, comme c’est le cas avec les employées domestiques, entraîne l’exploitation des unes par les autres, et comporte un grand risque: celui de reconduire, voire de renforcer les inégalités sociales. Peut-être est-il temps de réfléchir à des mesures contraignantes pour les hommes vivant en couple, principaux bénéficiaires du travail domestique gratuit, comme l’obligation de payer pour le travail qui n’est pas fait.

Propos recueillis par Romain Felli
 

Publié dans Pages de gauche n° 75 (février 2009).

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