Décès de l’historien Marc Vuilleumier

Antoine Chollet •

L’histoire du mouvement ouvrier en Suisse, qui a pourtant été l’un des plus importants dans l’Europe du XIXe siècle, a été incroyablement délaissée par les historien·ne·s. Quelques rares figures font exception depuis les années 1960 et 1970. Parmi celles-ci, Marc Vuilleumier, décédé le 15 janvier à l’âge de 91 ans, aura été un pionnier important. Ce militant communiste (il quittera assez tôt le Parti du Travail) débutera sa carrière en 1955 avec un mémoire sur le mouvement ouvrier à Genève autour de 1846, et continuait à écrire régulièrement dans les Cahiers de l’AEHMO ces dernières années. C’est donc une carrière qui s’étend sur plus de 60 ans et qui a contribué à l’histoire du mouvement ouvrier en Suisse d’une manière déterminante qui a pris fin en ce début d’année. Son travail a en particulier porté sur différentes figures de la Première Internationale comme James Guillaume, sur des auteurs injustement oubliés aujourd’hui comme l’anarchiste Adhémar Schwitzguébel, mais aussi sur les exilé·e·s de la Commune en Suisse. Son décès en 2021, alors que nous allons bientôt commémorer les 150 ans de cet événement central de l’histoire du socialisme et de la démocratie, rendra son absence d’autant plus sensible.

À Hans Ulrich Jost qui regrettait qu’il n’ait jamais écrit de synthèse sur le mouvement ouvrier suisse, Marc Vuilleumier avouait une tendresse pour la passion «papillonne» décrite par Charles Fourier et revendiquait d’une certaine manière sa propension à passer d’un objet à l’autre sans tenter d’en dégager des significations générales ou une interprétation globale. On pourrait évoquer à son propos un autre admirateur de Fourier, qui a quant à lui magnifié le travail des chiffonniers: le philosophe Walter Benjamin. L’histoire ouvrière consiste en effet souvent à rassembler les morceaux épars laissées par des vies anonymes, sans toujours forcément savoir à quoi ils pourront servir. On trouvera quelques-unes de ces perles ramenées à la surface par Marc Vuilleumier dans un gros volume publié par les Éditions d’en bas et le Collège du travail en 2012 et dont nous avions alors rendu compte: Histoire et combats [1]. Celui-ci rassemble une vingtaine des textes principaux de l’historien et montre par la même occasion l’étendue de ses intérêts en tant que chercheur, avec toutefois un penchant marqué pour les études biographiques, centrées autour d’un ou de quelques personnages.

Revenant sur son parcours dans la longue introduction de ce volume, il décrit les difficultés immenses qu’affrontaient alors les rares personnes se lançant dans l’étude du mouvement ouvrier international. La première tenait à l’accès malaisé à des archives, parfois perdues, toujours dispersées, et pour certaines très jalousement gardées, soit par d’improbables admirateurs de Bakounine certains de cultiver sa mémoire en privatisant les documents le concernant [2], soit par les bureaucraties, notamment à Moscou, qui sans surprise prolongeaient les luttes du passé dans le présent. La seconde concernait l’hostilité extrême du pouvoir suisse, à la fois politique et académique, envers tout ce qui se situait un peu trop à gauche, y compris après la Seconde Guerre mondiale. Les embûches volontairement mises en travers de la carrière et du travail de Marc Vuilleumier ont ainsi été innombrables dès le départ. C’est un aspect important de sa trajectoire qui permet de mettre en lumière un trait particulièrement détestable des élites suisses dans l’après-guerre, confites dans une lutte concomitante et totalement incohérente en faveur de la «neutralité» et contre le communisme. Il ne faut pas oublier que le libéralisme suisse, largement inspiré par l’épisode nazi en Allemagne, est devenu conservateur et autoritaire au XXe siècle, et quelques-unes des anecdotes narrées par Marc Vuilleumier dans son texte de 2012 le rappellent opportunément.

Son parcours montre aussi la nature nécessairement internationale de l’histoire du mouvement ouvrier. C’est particulièrement vrai en Suisse, refuge des exilé·e·s de toutes les révolutions du continent et de ce fait carrefour de tous les mouvements européens, au moins jusqu’à la grève générale de 1918, mais c’est une leçon générale. Marc Vuilleumier a puissamment contribué à ce décentrement, en multipliant les focales sur l’histoire de la Suisse et en rappelant systématiquement les influences étrangères sur le mouvement ouvrier suisse, non pas pour les condamner, comme l’a toujours fait la droite nationaliste, mais évidemment pour les célébrer et leur donner leur sens profondément internationaliste.

Le travail abattu durant ces décennies de recherches et d’écriture n’est pourtant qu’à peine commencé. Des pans entiers de l’histoire «des gens sans Histoire» en Suisse, comme s’intitulait le volume qui lui avait été dédié en 1995 pour ses 65 ans [3], restent encore à explorer, à cartographier et à interpréter. De nouvelles générations d’historien·ne·s s’y sont attelées, mais ces recherches sont toujours menacées et leur poursuite reste perpétuellement incertaine. C’est aussi une manière de rappeler, et nous ne croyons pas être infidèles à Marc Vuilleumier en disant cela, que l’histoire est toujours un terrain de luttes et que le présent n’est pas plus apaisé que ne l’a été le passé, peut-être surtout lorsqu’il parle de ce dernier.


[1] Marc Vuilleumier, Histoire et combats. Mouvement ouvrier et socialisme en Suisse, 1864-1960, Lausanne, Éditions d’en bas, Genève, Collège du travail, 2012. Pour un compte rendu, on pourra lire Pages de gauche n° 117 (décembre 2012).

[2] Il s’agit d’Arthur Lehning.

[3] Jean Batou, Mauro Cerutti, Charles Heimberg (dir.), Pour une histoire des gens sans Histoire. Ouvriers, excluEs et rebelles en Suisse, 19e-20e siècles, Lausanne, Éditions d’en bas, 1995.

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