Comment choisir les juges du TF ?

Entretien avec Nenad Stojanovic •

Le 28 novembre 2021, peuple et cantons suisses se prononceront sur l’initiative sur la justice. Dans cette optique, Pages de gauche (Pdg) un entretien de Nenad Stojanovic, qui est l’un des membres du comité d’initiative et un ancien député PS du canton du Tessin. La réponse que la rédaction de Pdg, qui pense que l’initiative pose plus de problèmes qu’elle n’en résout, avait apporté à l’entretien de Nenad Stojanovic sera également republiée ces prochains jours.


À quel(s) problème(s) veut répondre l’initiative ?

Aujourd’hui l’indépendance des juges du Tribunal fédéral, et donc le principe même de la séparation des pouvoirs, est sérieusement compromise parce que les juges sont de facto élu·e·s par des partis et parce que le Parlement doit les reconfirmer tous les six ans. C’est de là que découle, notamment, l’obligation pour les juges de verser de l’argent au parti auquel ils et elles appartiennent. C’est en 1953 que le dernier juge indépendant, membre d’aucun parti, a été élu.

Qui l’a lancée ?

Elle a été lancée par la Fondation pour les procès équitables, présidée par Monsieur Adrian Gasser. J’ai été le dernier à adhérer au Comité d’initiative: on m’a approché en raison de mon intérêt scientifique pour le tirage au sort.

Pourquoi avoir recours au tirage au sort, quelles en sont les finalités ?

C’est une méthode de sélection très démocratique car elle respecte, mieux que les élections, le principe d’égalité qui devrait être au cœur de tout système démocratique: chaque participant·e a exactement la même probabilité d’être choisi·e. Dans notre cas, les participant·e·s sont les personnes qui ont les compétences pour travailler au Tribunal fédéral. Ces compétences seront évaluées par une commission spécialisée composée par des expert·e·s. En outre, le tirage au sort, par sa nature même, fait que les différentes catégories de personnes qu’on trouve parmi les candidat·e·s participant au tirage – notamment en ce qui concerne le genre, l’âge et la sensibilité politique – seront représentées, plus ou moins dans les mêmes proportions, au Tribunal fédéral.

Qui peut assurer que la «commission spécialisée» sera impartiale ? Quelle devrait être sa composition (notamment le nombre de ses membres) pour que ce soit le cas ?

Le texte de l’initiative précise juste que la commission sera nommée par le Conseil fédéral pour une période non renouvelable de 12 ans. Tous les autres détails – notamment le nombre de ses membres – devront être réglés au niveau de la loi. À mon avis, il faut viser un nombre entre 9 et 13. L’impartialité totale ne peut jamais être garantie mais ce qui est sûr c’est que cette commission sera plus impartiale que l’actuelle commission parlementaire, composée de politicien·ne·s. Et surtout, le tirage au sort introduit une dose d’incertitude qui réduit sensiblement toute tentative de manipulation. Par ailleurs, il a été déjà utilisé dans le passé en Suisse, par exemple à Glaris, Bâle ou Genève, justement pour combattre la corruption et le monopole de certaines familles sur la vie politique de la communauté.

Comment déterminer les «critères objectifs d’aptitude professionnelle et personnelle» indiqués par le texte de l’initiative ? Est-ce à dire que la fonction de juge au TF serait apolitique ?

C’est à la loi de préciser ces critères. J’imagine, par exemple, que les études en droit, voire un doctorat, devraient être une condition sine qua non. La fonction de juge n’est pas apolitique. Il est très important que les différentes sensibilités politiques soient présentes au tribunal. C’est par ailleurs l’argument principal des adversaires de l’initiative. Mais ils se trompent: le tirage au sort permet de mieux réaliser cet idéal. Car actuellement les partis principaux, qui ont le soutien d’environ 40% des Suisses ayant le droit de vote, ont le monopole total sur l’attribution des sièges. L’UDC par exemple a vu sa présence au Tribunal fédéral augmenter d’environ 10 % en 1998 à 29 % en 2013 (11 juges sur 38). Mais l’UDC jouit du soutien de seulement 14 % des Suisses·ses avec le droit de vote !

De plus, l’UDC a récemment menacé publiquement de ne pas réélire l’un de «ses» juges, Yves Donzallaz, parce qu’il a voté contre l’avis (ou les consignes ?) de son parti dans une affaire concernant l’UBS. Or, s’ils ont osé communiquer publiquement une menace pareille, je n’ose pas imaginer ce qui se passe dans les coulisses ! Bref, la situation est scandaleuse.

Dans une telle situation, et dans un monde normal, c’est la gauche qui aurait dû lancer, ou au moins soutenir, une initiative de ce genre. Ma crainte est qu’elle ne le fait pas car ce sont surtout le PS et les Verts qui ont besoin de l’argent des juges. J’ai de la compréhension pour la nécessité de trouver des ressources pour pouvoir financer ses actions politiques. Mais alors, il faut se battre pour demander un financement public des partis, au lieu de faire front commun avec la droite en défendent le système actuel dont une certaine droite, qui n’a certainement pas besoin de l’argent des juges, profite politiquement.

Propos recueillis par Antoine Chollet.

Crédits image: Tingey Injury Law Firm sur Unsplash.

Cet article a été publié dans Pages de gauche n° 173 (automne 2019).

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