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Cinéma: Paolo et Vittorio Taviani, Cesare deve morire (2012)

20194851 Il y a des moments où l’on sait immédiatement que l’on a vu un chef d’œuvre. C’est ce qui arrive avec le dernier film des frères Paolo et Vittorio Taviani, 83 et 81 ans, Cesare deve morire (« César doit mourir »). Le projet est en lui-même extrêmement original, puisqu’il s’agissait de filmer les répétitions et le spectacle donné par des personnes incarcérées à la prison pour hommes de Rebbibia à Rome, l’une des prisons les plus sécurisées d’Italie qui accueille notamment les criminels les plus dangereux liés à l’une ou l’autre des branches de la mafia. La pièce n’est autre que Julius Caesar de Shakespeare, jouée dans les différents dialectes des acteurs eux-mêmes. Les acteurs sont tous des « amateurs », avec une demi-exception pour Salvatore Striano, qui joue le rôle de Brutus, ancien prisonnier devenu acteur professionnel et qui est retourné dans les murs de la prison pour tourner le film.

Paolo et Vittorio Taviani le confessent, le film est né d’un hasard, puisqu’une amie leur avait parlé de ces prisonniers qui avaient décidé de faire du théâtre. Comme dans toutes les grandes œuvres, c’est la rencontre d’une occasion et d’un travail admirable qui explique la réussite de Cesare deve morire. Pour commencer, jouer du théâtre en prison, c’est bien sûr, comme plusieurs des protagonistes le disent dans le film, un moyen d’en sortir. Le film se clôt sur une remarque de l’acteur jouant Cassius, alors que la porte de sa cellule vient de se refermer sur lui : « depuis que je fais du théâtre, cette cellule est devenue une prison ». Phrase à double, voire triple sens, qui montre déjà l’ambition parfaitement légitime du propos du film.

Le film se joue aussi à un autre niveau, lié celui-ci à la pièce elle-même. Shakespeare est, pour reprendre un des vers les plus célèbres de Macbeth, plein de bruit et de fureur. On y assiste à une quantité invraisemblable de meurtres, de vengeances, de trahisons, de bassesses et de grandeurs. En découvrant le texte, les prisonniers ont d’ailleurs dit aux frères Taviani qu’ils avaient trouvé en Shakespeare un « frère » ! Qu’une pièce écrite il y a plus de 400 ans et prenant prétexte d’un événement vieux de plus de 2000 ans puissent parler aussi immédiatement, aussi complètement à des criminels et à des meurtriers d’aujourd’hui nous dit à la fois quelque chose de l’universalité de Shakespeare et de ce dont il parle. Mais ce n’est pas parce que, une fois n’est pas coutume sans doute, le meurtre commis sur scène l’est par d’anciens meurtriers qu’il n’est pas pleinement joué. Il l’est, mais sans mettre entre la pièce et nous toute la distance historique qui en affaiblit la portée, qui en réduit l’immédiateté ou qui le fait passer, précisément, pour un événement historique, c’est-à-dire révolu. Les acteurs savent qu’ils jouent quelque chose qui a à voir directement avec la vie réelle, non pas celle de la Rome de la fin de la république, mais la vie ici et maintenant.

Enfin, Cesare deve morire parvient, comme seuls les meilleurs films sur le théâtre le peuvent, à mélanger les places et à brouiller les rôles : qui est acteur, qui est spectateur, qui joue, qui regarde, qui applaudit à la fin de la représentation ? Le miracle est que ces différents niveaux, déjà complexes en eux-mêmes, sont superposés avec un naturel qui constitue l’une des plus grandes réussites du film.

S’il n’y avait que cela, ce film en serait déjà immense, mais il y a les acteurs eux-mêmes, littéralement stupéfiants d’intensité, bien que l’on n’ose pas dire stupéfiants de vérité car c’est bien à des acteurs que l’on a affaire. Cesare deve morire évolue sans cesse de la pièce à ce qui se passe autour d’elle – indications du metteur en scène, commentaires des acteurs ou des autres prisonniers, discussions dans les cellules, conflits entre prisonniers –, qui demande aux acteurs de mobiliser au moins deux registres de jeu extrêmement différents. Le bonheur avec lequel ils y parviennent a laissé penser à certains spectateurs qu’il s’agissait d’une sorte de documentaire à l’intérieur d’une prison, ce que ce film n’est pas. C’est un film de fiction de bout en bout, les réalisateurs y insistent, mais d’une fiction qui sait confondre l’imaginaire, celui de Julius Caesar, celui des prisonniers, le nôtre, et la réalité. Que tout cela se passe véritablement dans une prison ne rend que le film encore plus intéressant et, peut-on ajouter, lui donne une dimension politique essentielle.

Ce n’est pas une dénonciation didactique de l’enfermement carcéral que nous imposent Paolo et Vittorio Taviani, mais c’est, d’un point de vue artistique, infiniment plus intelligent, plus complexe, tout en n’étant pas moins révolté. Les frères Taviani ont gardé toute leur capacité à politiser leur cinéma, mais il me semble qu’ils lui ont ajouté une certaine sérénité doublée d’une sorte d’allégresse qui en étaient autrefois absentes.

Antoine Chollet

 

Autre critique sur Cesare deve morire

Autant le dire immédiatement: le dernier film des frères Taviani n’est pas un documentaire, il n’est pas non plus, par son esthétique, ni du théâtre filmé ni d’inspiration néoréaliste. Et, paradoxalement peut-être, c’est dans les moments où le film use le plus du cadre stylistique du cinéma classique américain (cinéma transparent) qu’il se révèle comme le plus authentique et le plus puissant.

Cependant la transparence de la narration n’est pas non plus la règle dans cette oeuvre subtile; en effet, entre le montage son (musique et voix off ne sont pas rares), les jeux / contrastes sur la lumière et la couleur, les très nombreux plans rapprochés voire plans de détail, la multiplication des plans/ points de vue (plongées, contre-plongées, plans généraux de l’extérieur de la prison…) sont très présents pour nous rappeler que nous avons à faire à une fiction. Par contre, la thématique, elle, est très réaliste et le message qui en ressort est clairement engagé.
Pas de leçon morale ici, mais une invitation à la spectatrice et au spectateur à se poser des questions sur ce qu’elle/il voit et entend, un encouragement à réagir au(x) spectacle(s) qui lui est/sont présentés. Le spectateur se retrouve ainsi dans un univers où se mêlent plusieurs diégèses (les répétitions de la pièce de théâtre, la vie carcérale des personnages dont certains sont comédiens pour l’occasion et d’autres pas, la représentation de la pièce elle-même sur les planches). Il doit alors s’activer pour distinguer les différentes dimensions où le comédien se mêle au prisonnier, le théâtre se mêle à la prison, où le metteur en scène de la pièce devient soudain lui-même prisonnier (de ses décors). Les frontières entre ces différents «rôles» et différents lieux restent très ténues jusqu’au moment de la représentation finale. Tandis que le spectateur interne au film (les gardiens ou les prisonniers qui assistent aux répétitions) devient lui aussi partie prenante de l’aventure, le spectateur (nous), lui, est appelé à rester en dehors de ce spectacle, à conserver son rôle de spectateur externe. C’est, à mon avis, ce qui fait une des grandes forces du film, qui assume sa mission réflexive, et nous oblige ainsi à être actives/actifs, en nous rappelant constamment à la réalité, en nous signalant régulièrement que nous sommes spectateurs (par tous les artifices que j’ai cités ci-dessus).
Le film des Taviani impressionne aussi dans la manière dont ils sont parvenus à faire même de la pièce de théâtre répétée dans la prison une fiction (et non une pièce de théâtre filmée ou un documentaire), parce qu’ils l’intègrent à une esthétique de film classique (cinéma transparent). C’est d’autant plus subtil et puissant que c’est justement dans ces moments qui se nourrissent de cette esthétique visant à l’effacement des traces de narration que les prisonniers-comédiens s’identifient le plus à leur personnage, c’est dans ces moments-là que les rôles se mélangent. Et c’est dans ces moments-là aussi, alors que les murs épais, les plafonds bas et les couloirs étroits de la prison servent de décor, qu’ils semblent se sentir le plus libres.
De retour sur les planches, nous distinguons à nouveau très clairement les frontières entre le comédien et le prisonnier (le théâtre avec les planches de la scène, les spectateurs, les changements de décors,…), et ceci avec le retour de la couleur. Celle-ci joue très bien son rôle de reproduction du réel, puisque qu’elle participe à rappeler aux personnages qu’ils sont prisonniers, alors que le noir blanc autorisait ceux-ci à des évasions à travers leur personnage de théâtre. La fin de cette aventure artistique (et donc de leur liberté) est, à mon avis, magnifiquement mise en abîme par la scène où Brutus demande à ce qu’on l’aide à se tuer et où personne ne veut le faire. En fait, la mort de ce personnage signifie aussi que la fin de la pièce est proche et que donc la fin de l’aventure artistique l’est aussi.
Le film se clôt sur une scène admirable déjà vue au début du film – une nouvelle manière de nous rappeler que nous sommes au cinéma, art reproductible:  la rentrée dans les cellules. Au début, les personnages ne sont que des prisonniers anonymes pour nous, spectateurs, et les lieux ne sont que des cachots; à la fin, les prisonniers sont devenus aussi des comédiens et des personnages que nous avons appris à connaître et les lieux (même les meubles à l’intérieur des cachots) des décors qui ont fait partie de l’aventure. Les plans que nous voyons sont exactement les mêmes, mais notre point de vue de spectateur a changé. Quelle plus belle preuve de réussite pourrait-on trouver pour ce film?
Cela est à la fois beau et très amer, puisque ces cachots – comme tous les lieux de la prison –  rappellent à chaque fois au prisonnier ce qu’il a connu et perdu à nouveau…
Beaux et amers, c’est ce que sont aussi les derniers mots du personnage enrichi par son aventure artistique et redevenu prisonnier à temps plein: « Depuis que j’ai connu l’art, cette cellule est devenue une prison ».
Cora Antonioli

 

 

 

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