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Un libéralisme planificateur: le cartel horloger dans l’entre-deux-guerres

boillatLes éditions Alphil viennent de publier une thèse en histoire de l’Université de Neuchâtel, consacrée à la création du cartel de l’industrie horlogère suisse dans l’entre-deux-guerres. C’est à un immense travail de recherche que s’est livré Johann Boillat en se plongeant dans les archives des syndicats patronaux de l’horlogerie suisse. De la fin de la Première Guerre mondiale au début de la Seconde, il permet de retracer l’émergence d’une véritable planification industrielle du secteur, réalisée grâce à l’aide de l’État mais contrôlée par le patronat horloger lui-même. Ce travail est d’autant plus important qu’il permet de dévoiler la politique de ce dernier alors même que les archives des entreprises elles-mêmes restent pour la plupart interdites d’accès aux chercheuses·eurs. L’auteur a répondu à nos questions.

Quels sont les principaux enseignements de votre recherche?

J’ai tout d’abord été frappé par la complexité et l’hétérogénéité de la branche, qui était alors extrêmement fragmentée. Il n’y a pas une horlogerie suisse, mais une multitude d’entreprises aux intérêts parfois divergents. Ensuite, les grandes manufactures horlogères de Genève et de la Vallée de Joux ne jouent à peu près aucun rôle dans l’industrie horlogère suisse du XXe siècle, elles ne font que suivre le mouvement général. La véritable géographie des pouvoirs au sein de la branche se concentre sur un axe reliant Le Locle à Granges, en passant par La Chaux-de-Fonds, le vallon de Saint-Imier et Bienne.

On s’aperçoit également que, au sortir de la Première Guerre mondiale, le mouvement ouvrier dans l’horlogerie est puissant et bien organisé, notamment au sein de la FOMH (Fédération des ouvriers de la métallurgie et de l’horlogerie, ancêtre de la FTMH, puis d’Unia). Il l’est bien plus que ne l’est le patronat, et contraint bien souvent ce dernier à négocier des avantages pour les travailleuses·eurs. Il existe même des embryons des conventions collectives de travail dans certaines entreprises, qui demeurent toutefois très fragiles et complètement dépendantes des éventuels retournements de conjoncture, fréquents durant cette période. Ces conventions sont signées par les franges modérées des syndicats et par des patrons «éclairés», et portent sur les salaires, sur la régulation du travail à domicile, sur l’interdiction du lock-out patronal, ainsi que sur la territorialisation des activités (au sein d’une commune ou d’un district).

Dans ces conditions, le patronat prend peur et décide de la création d’un cartel qui lui permette de lutter plus efficacement contre les demandes syndicales. Dans les années 1930, ce cartel servira d’ailleurs aussi la FOMH, qui disposera désormais d’un interlocuteur unique lui permettant de négocier sur l’ensemble de la branche, en particulier contre le travail à domicile – souvent utilisé en période de crise – et pour maintenir les ouvrières·ers dans les usines.

Comment naît ce cartel?

Jusque dans les années 1920, le patronat, viscéralement attaché à la libre concurrence, souhaite stabiliser le marché lui-même, sans intervention étatique d’aucune sorte. La concentration territoriale des activités horlogères est une menace pour le patronat et pour l’État, car elle est grosse d’une agitation sociale que tous les deux redoutent. Pour cette raison, les questions liées à la branche horlogère deviennent une véritable affaire d’État.

La crise de 1929 intervient et met l’industrie horlogère dans une situation critique. Luttant pour la survie de la branche toute entière, le patronat change de position et fait alors appel à l’État et aux banques, ce qui aura deux conséquences. Le Département fédéral de l’économie publique décide d’abord d’injecter plusieurs millions de francs pour soutenir la branche (ce qui représente une somme extrêmement importante pour l’époque), en particulier en créant l’ASUAG en 1931, une entreprise concentrant la fabrication de composants essentiels à la fabrication des montres. Il établit ensuite en 1934 le «statut horloger», ensemble de lois qui aboutissent à une régulation extrêmement précise du secteur.

Cette réponse financière et législative de la Confédération va poser les bases du cartel horloger suisse, créant une série d’institutions chargées de contrôler l’activité des entreprises, à commencer par la Chambre suisse de l’horlogerie et la Fiduciaire horlogère suisse, sorte de «gendarme horloger». Ces institutions vont délivrer des permis de fabrication aux entreprises, leur imposer le respect de tarifs unifiés concernant toutes les pièces, et accorder des permis d’exportation. Les contrevenants s’exposent à de lourdes peines, allant même jusqu’à la prison.

Le passage des lois horlogères est le résultat d’une sorte de paradoxe politique, puisque ce sont les entreprises qui refusent de se plier aux règles cartellaires qui font les premières appel à l’État pour qu’il protège leur liberté de commercer! Le résultat sera bien sûr complètement inverse, puisque ces lois vont durablement réglementer le monde horloger.

Le cartel vise tout d’abord à stabiliser les prix et à combattre la concurrence de l’industrie étrangère (en provenance du Japon, de France, d’Allemagne et, plus marginalement, des États-Unis). Dans ce contexte, l’avantage comparatif le plus important des industries suisses repose sur des innovations techniques, notamment le spiral Nivarox et l’amortisseur de chocs «Incabloc» (deux entreprises sises dans les montagnes neuchâteloises). En ce sens, le cartel sert également à protéger les innovations.

Comment ce développement va-t-il conduire à la «Paix du Travail»?

La «Paix du Travail» de 1937 est préparée par la cartellisation. À partir de 1932, le rapport de force se renverse et un patronat désormais organisé devient dominant face aux syndicats. Il impose dès lors une harmonisation des relations de travail qui aboutit à cette première CCT nationale. Il est intéressant de remarquer que les sections locloise et chaux-de-fonnière du Parti socialiste remercient à ce moment le Conseil fédéral pour son action dans le secteur de l’horlogerie, qui a conduit à la signature de cette «Paix du Travail».

Comment qualifieriez-vous l’action de l’État dans l’horlogerie?

Dans les années 1920, l’État se contente de petites mesures non ciblées et peu concertées. La Confédération attend alors que le patronat s’organise. À partir des années 1930, nous avons au contraire affaire à une intervention massive de la puissance publique dans l’économie. On ne peut pas parler toutefois de véritable étatisation du secteur, car c’est bien le patronat qui reste aux commandes. Davantage qu’un fonctionnement strictement corporatiste, je dirais qu’il s’agit d’une sorte de syndicalisme patronal institutionnel. Dans ce cadre, l’État est à la fois un serviteur et un planificateur.

Pour comprendre ce retournement, il faut s’intéresser à l’année 1933. Les lobbies patronaux, en dehors de l’horlogerie, font alors pression sur les pouvoirs publics pour demander un changement radical de système, d’inspiration clairement anti-démocratique. Les uns défendent un système corporatiste, les autres un régime autoritaire sur le modèle de l’Italie de Mussolini. Le patronat horloger n’est pas favorable à de tels changements et se décide à proposer un système alternatif à la Confédération, de peur de s’en voir imposer un autre. C’est ce qui explique ce savant mélange de libéralisme et de protectionnisme qui singularise l’horlogerie et qui perdurera pour l’essentiel jusqu’en 1951.

Qu’en est-il aujourd’hui?

L’industrie horlogère suisse est encore marquée par deux institutions directement issues de ces années de crise: le Swatch Group et le Swiss Made. Le premier est l’héritier direct de la position dominante du cartel mis en place dans les années 1930, et le second témoigne de l’implication tout à fait déterminante de l’État dans la protection de cette branche industrielle.

À lire: Johann Boillat, Les véritables maîtres du Temps, le cartel horloger suisse (1919-1941), Neuchâtel, Alphil, 2013, 768 p.

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