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Turquie : «Il nous faut des espaces durables de solidarité»

La situation en Turquie devient chaque jour plus inquiétante, malgré le relatif silence des médias à son sujet. Pages de gauche suit son évolution grâce à quelques universitaires qui ont dû quitter le pays début 2016 et se sont retrouvés en Suisse. Entretien avec Çağla Aykaç et Engin Sustam, sociologues, l’une aux universités de Genève et Lausanne, l’autre à l’Université Paris 8, tous les deux signataires de la pétition des «universitaires pour la paix» en janvier 2016.

 

Quelle est la situation actuelle en Turquie?

Çağla Aykaç (CA): Il y a deux dimensions à prendre en compte, qui sont reliées entre elles, les relations étrangères et la situation interne. À l’étranger, le gouvernement turc poursuit sa politique de tension avec ses voisins, ainsi qu’avec la Russie, les États-Unis, l’Union européenne ou Israël. À l’intérieur, le pouvoir est de plus en plus personnalisé, à tel point qu’Erdoğan considère désormais que «l’État, c’est lui». Toute critique contre sa politique est immédiatement interprétée comme une critique contre sa personne.

Ces derniers mois, Erdoğan a d’ailleurs commencé à appliquer le vocabulaire extrêmement violent qu’il utilise contre les opposant·e·s politiques envers d’autres États, comme lorsqu’il a traité les Néerlandais·es de «nazis». Comme le dirait Hamit Bozarslan, ce discours et cette syntaxe sont caractéristiques d’un pouvoir qui devient délirant.

Engin Sustam (ES): Depuis cinq ou six ans, le pouvoir de l’AKP (le «Parti de la justice et du développement» dirigé par Erdoğan) est obsédé par deux questions. La première est le dossier kurde et la menace qu’il fait selon lui peser sur la «turcité» de la Turquie, c’est-à-dire sur sa «pureté ethnique». La visibilité des Kurdes pendant le processus de paix initié dans les années 2000 a dérangé le gouvernement, qui y a mis fin de manière très brutale. Il y a d’autre part la guerre en Syrie, qui a un lien avec la question précédente par le danger du séparatisme kurde qu’elle réactive. L’intervention turque dans l’affaire syrienne fait resurgir les rêves impériaux de l’AKP, désirant une domination turque sur tout le Moyen Orient comme au temps de l’Empire Ottoman. Ce projet est fou et condamné à l’échec, mais il oriente néanmoins la politique étrangère du gouvernement Erdoğan.

 

Comment décrire le régime mis en place par Erdoğan?

ES: L’ancien grec avait un terme pour décrire cela, la kakistocratie, le pouvoir des pires. Nous sommes à mon avis en présence d’un gouvernement totalitaire, qui mélange une politique néolibérale et le soutien à un capitalisme débridé avec une politique fondée sur la peur et la menace. La Turquie démontre donc une fois de plus que l’État-nation est le gendarme du capitalisme.

CA: Cette question suscite un débat très vif aujourd’hui en Turquie. Est-ce que c’est un pouvoir fasciste, totalitaire, dictatorial, autre chose encore? Cette question est encore obscurcie par le fait que Erdoğan utilise lui-même ces notions à tort et à travers pour qualifier ses adversaires.

On peut identifier plusieurs périodes dans l’exercice du pouvoir par l’AKP depuis quinze ans. Il est à peu près dans les normes d’une démocratie en devenir de 2002 à 2009, puis, de 2009 à 2015, le parti cherche à accroître sa mainmise, notamment avec les procès de militaires et la mise au pas de l’armée, alors même qu’il enclenche le processus de paix avec les forces armées kurdes. Durant toute cette période, le parti reste attaché à la légalité. Cependant, à partir des doubles élections de 2015, nous assistons à une transformation très radicale. À son propos, la comparaison avec l’Allemagne, dans la période qui précède immédiatement la prise de pouvoir des nazis, disons de 1928 à 1933, me semble pertinente. Il y a une intervention de l’AKP à tous les niveaux de l’État et de la société: fermeture des médias d’opposition, ou simplement indépendants, accaparement de propriétés publiques à des fins privées, expropriation des biens appartenant à la fraternité Gülen (estimés à 30 milliards d’euros), etc. Des milices armées et des groupes paramilitaires sont également de plus en plus présents après le coup d’État de l’année passée. En bref, l’AKP prend le contrôle de la société turque dans son ensemble.

Par ailleurs, les conflits internes à l’AKP, qui étaient vifs dans les années 2000, ont disparu suite aux purges successives à l’intérieur du parti. Les nouveaux et nouvelles militant·e·s ne sont plus attachés à un parti, mais à la seule personne d’Erdoğan.

 

Comment s’est organisée la répression contre les médias?

ES: Les journalistes d’opposition sont soit en prison soit en exil. Des initiatives sont apparues sur Internet, depuis l’étranger, comme Arti TV par exemple, mais cela reste extrêmement minoritaire.

CA: L’arrestation de journalistes ne date pas du coup d’État de 2016. Dans les années 1990, le pouvoir fait pression sur de nombreux médias qui émergent en lien avec le mouvement kurde, par exemple sur le journal Özgur Gündem, un journal qui a une valeur symbolique et historique pour l’opposition en Turquie, et qui a finalement été fermé en 2015. La répression à large échelle commence surtout après les émeutes du parc Gezi à Istanbul en 2013, et elle s’exerce à la fois contre les médias et contre les syndicats. Cependant, à ce moment-là, nous pensions encore que de nombreux journaux demeureraient «intouchables» par le pouvoir, comme le grand quotidien Cumhuriyet par exemple. Or, depuis 2016, nous avons pu voir que le pouvoir a pu fermer tous les médias qui ne le soutenaient pas.

Ce qui est intéressant aujourd’hui, ce sont les procès des journalistes qui ont été emprisonnés, car leurs plaidoiries se transforment en défenses du journalisme contre le régime turc.

 

Que se passe-t-il aujourd’hui dans les universités?

CA: Depuis le lancement de la pétition pour la paix en janvier 2016, environ 800 des 1128 premiers signataires ont été licenciés dans les universités privées et publiques. C’est après le coup d’État que les choses se sont accélérées puisque le pouvoir a cette fois-ci fait passer des décrets-lois contre les fonctionnaires dans les universités, mais aussi dans les écoles, les hôpitaux, les ministères ou l’armée. De plus, les quinze universités liées au mouvement Gülen ont été fermées. Au total, on compte plus de 8000 universitaires limogé·e·s en une année, qui ont perdu non seulement leur emploi mais aussi leur passeport (donc le droit de sortir du pays) et leur retraite.

Il y a quelques établissements qui font de la résistance passive: l’Université du Bosphore, Bilgi, Galatasaray et Mimar Sinan (université des Beaux-Arts) par exemple. Certain·e·s des universitaires licencié·e·s qui ne peuvent ou ne veulent quitter le territoire ont lancé des «académies autonomes». Tout le monde sait cependant que les carrières académiques des personnes licenciées sont terminées en Turquie, car il leur sera impossible de retrouver un emploi dans l’une ou l’autre des universités du pays. Cela conduit à des situations personnelles extrêmement difficiles.

 

Observe-t-on une solidarité internationale à l’égard des universitaires en Turquie?

CA: Un mouvement de boycott contre les universités collaborant avec le pouvoir s’est développé. Ce qu’il faudrait maintenant, c’est créer en Turquie et en lien avec l’étranger des structures indépendantes de l’État turc, par exemple en s’affiliant à d’autres mouvements de résistance existant déjà dans les universités un peu partout dans le monde.

ES: Nous pouvons aussi nous reposer sur la présence et l’expérience de la diaspora qui avait dû fuir la Turquie dans les années 1980, après le troisième coup d’État. Aujourd’hui, je trouve que la solidarité depuis l’Europe ou les États-Unis ne fonctionne pas très bien. J’ai souvent l’impression que certain·e·s de nos collègues veulent surtout soulager leur conscience, dans une approche plus «humanitaire» que politique du problème, et ne voient pas que ce qui nous est arrivé en Turquie peut se produire n’importe où.

CA: J’observe quant à moi une grande solidarité entre les gens directement concernés, en particulier sur des points extrêmement concrets, mais ce sont en effet souvent les personnes les plus précaires qui s’entraident. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les universités fonctionnent sur un principe exactement inverse de la solidarité, à savoir la concurrence effrénée entre les individus, ce qui rend la construction d’un mouvement très difficile.

Un autre problème qui se pose à nous est celui de la persistance de la solidarité. Passé le premier moment d’émotion ou d’indignation, l’engagement faiblit. Ce qu’il nous faudrait, ce seraient donc des lieux ou des espaces durables pour faire vivre cette solidarité.

Comme l’a dit Engin, nous ne sommes pas seuls dans cette situation. La crise en Europe fait que des difficultés analogues vont bientôt toucher tout le monde, quand ce n’est pas déjà le cas aujourd’hui. Les universités européennes ou américaines ne sont pas immunisées contre ce qui nous est arrivé en Turquie, ce serait une lourde erreur de le croire.

ES: Il faudrait parvenir à créer une autre solidarité, plus politique.

 

Et qu’en est-il de votre situation personnelle?

CA: Nous tentons de ne pas tomber dans le silence, en continuant à travailler, à faire de la recherche, à publier ce que nous écrivons. Mais c’est comme si notre futur s’était effacé, tout est possible et rien n’est possible en même temps. À cela s’ajoute peut-être un sentiment de responsabilité car nous savons que nous sommes dans une position privilégiée par rapport à celle de nos collègues restés en Turquie.

ES: C’est comme si nous avions désormais une vie mutilée. Après plus d’une année passée à l’étranger, nous savons désormais que nous vivons dans l’exil. Cela provoque une nostalgie pour ce que nous avons laissé derrière nous et que nous ne reverrons peut-être pas, en tout cas pas tout de suite, et c’est un sentiment douloureux.

 

Propos recueillis par Antoine Chollet

Entretien réalisé le 31 août 2017 et publié dans Pages de gauche n° 165 (automne 2017).

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