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Reclaim Democracy

Un millier de participant·e·s annoncé par le comité d’organisation, une cinquantaine d’ateliers et de conférences, un public attentif et engagé, le congrès « Reclaim Democracy » qui a eu lieu à Bâle du 2 au 4 février a rencontré un immense succès. Organisé par Denknetz, le réseau intellectuel et militant suisse alémanique (www.denknetz.ch), cette rencontre avait pour ambition de relancer la réflexion sur la démocratie et d’indiquer quelques pistes possibles d’action pour l’étendre, la renforcer ou la protéger.

De nombreux ateliers se proposaient de réfléchir à l’extension de pratiques démocratiques dans des espaces d’où elles sont généralement exclues : les relations hommes-femmes, l’école, l’université, les lieux de travail, l’économie domestique, l’écologie, les médias, etc. D’autres interrogeaient des notions contestées comme le populisme ou la compatibilité entre droits fondamentaux et démocratie. Les questions internationales n’étaient pas absentes du programme enfin, puisque la situation en Turquie, en Amérique latine ou en Grèce, par exemple, a occupé les participant·e·s.

Le propos du congrès n’était pas bien sûr de dépeindre, sur le plan de la démocratie, une situation particulièrement enviable en Suisse Ce congrès a au contraire montré d’une part les nombreuses insuffisances du processus de démocratisation en Suisse, et rappelé que le pays vit de l’exploitation du reste de la planète (par son système bancaire reposant sur l’évasion et la fraude fiscales, par ses multinationales qui rançonnent la planète, et par la bonne conscience nationale qui refuse de reconnaître cette situation).

Le public était nombreux, composé pour l’essentiel, mais selon une observation très subjective, de militant·e·s retraité·e·s d’une part, et d’étudiant·e·s d’autre part. Les trois jours du congrès se sont déroulés presque exclusivement en allemand, à l’exception de quelques conférences en anglais, et d’une intervention en français par le soussigné. On peut à ce titre regretter que Denknetz n’ait pas souhaité organiser un événement plurilingue, en utilisant par exemple les mécanismes de traduction mis au point dans les forums sociaux pour assurer une forme d’égalité linguistique.

Le congrès était ponctué de quelques conférences plénières. Gurminder Bhambra, professeure de sociologie à l’Université de Warwick en Angleterre, a par exemple rappelé lors de l’une d’entre elles la place centrale que devrait selon elle occuper la Révolution haïtienne dans toute histoire de la démocratie. Celle-ci ne peut se limiter aux seules révolutions américaine et française, qui l’une et l’autre ont très largement ignoré la question de l’esclavage. Les innombrables histoires de la démocratie rédigées depuis 200 ans occultent systématiquement la Révolution haïtienne, ou la transforment au mieux en un épisode de la Révolution française[1]. Contre le mutisme des récits officiels, il s’agit donc pour elle de « mettre fin aux silences de l’histoire » (unsilencing the history) pour y faire apparaître tout ce qui vient contester ou compliquer ces récits et par la même occasion remettre en cause le pouvoir de celles et ceux qui les répètent aujourd’hui.

La démocratie directe a occupé plusieurs ateliers, notamment celui dans lequel intervenait Frank Decker, professeur de science politique à l’Université de Bonn et auteur d’un récent pamphlet contre le référendum[2]. La présentation de son livre, qui a été rédigé à l’intention du public allemand, a évidemment suscité quelques réactions dans un auditoire majoritairement helvétique. Au mépris de l’histoire de la démocratie directe, Decker assure ainsi que les mécanismes que la Suisse connaît depuis le XIXe siècle s’accompagnent nécessairement d’un système politique consensuel, la fameuse « démocratie de concordance ». De ce fait, il serait impossible de les exporter dans d’autres pays. Centré sur le débat allemand, Decker oublie l’histoire du référendum, qui ne naît pas en Suisse mais dans les États américains, avant que l’idée soit raffinée durant la Révolution française (dans les deux projets de constitution de l’An I). Il oublie également que les mécanismes introduits dans les cantons suisses dès les années 1830, avant de l’être au niveau fédéral, apparaissent au contraire dans des contextes politiques extrêmement conflictuels, et qu’ils sont précisément censés y répondre. Cette intervention a rappelé que l’expérience concrète d’un exercice effectif de la démocratie directe modifie significativement les opinions émises à son sujet.

Le congrès s’est conclu de manière assez originale par l’intervention musclée d’une adversaire de la démocratie : la philosophe politique américaine Jodi Dean. Reprenant les thèses de son dernier livre, Crowds and Party[3], elle a rejeté d’une part la démocratie, jugée trop vague car incapable de construire une opposition entre un « nous » et les adversaires à combattre, incapable en d’autres termes de reconnaître la lutte des classes. Selon elle, la conception surtout procédurale de la démocratie interdit également de lui assigner un contenu substantiel et des fins précises. De plus, sous la forme de ce qu’elle nomme le « capitalisme de la communication » (communicative capitalism), elle a ajouté que la démocratie – y compris dans un sens plus radical que celui qui sert à désigner les régimes contemporains – a fusionné avec le capitalisme. L’horizontalité, l’inclusion et la transparence sont les principes qui régissent les réseaux sociaux, introduisant ainsi la démocratie dans le capitalisme et vice versa.

C’est son dernier argument qui est toutefois le plus inquiétant : selon Jodi Dean, nous ne pouvons pas parvenir aux fins politiques que nous souhaitons par des moyens démocratiques. À la place de ces derniers, dont elle a sans doute eu une expérience traumatique lors des rassemblements d’Occupy Wall Street, avec leur horizontalité et leur refus radical de toute organisation instituée et durable, elle n’entrevoit de salut que dans l’établissement d’un parti reposant sur l’engagement, la discipline et l’organisation. Celles et ceux qui n’ont pas complètement oublié l’histoire du XXe siècle reconnaîtront aisément les sources d’inspiration théoriques et pratiques de Jodi Dean, qui semble considérer que les partis et syndicats staliniens qui ont ravagé la gauche et le combat socialiste durant des décennies en constitueraient désormais en quelque sorte les rédempteurs. On ne peut s’empêcher de voir dans l’idéalisation de ces expériences passées la preuve d’un certain provincialisme américain, les États-Unis n’ayant pas connu les grands partis staliniens qui ont exercé un immense pouvoir sur le mouvement ouvrier dans plusieurs pays européens. Ce contraste était visible lors de la conférence, l’on pouvait repérer les sourires légèrement amusés su public, ou du moins de ses membres les plus âgés, face à cette phraséologie malheureusement trop familière. Sans que cela ait bien sûr été son intention, Jodi Dean a d’une certaine manière montré l’importance de la démocratie pour tout mouvement d’émancipation. Celle-ci est tout aussi essentielle aujourd’hui qu’elle l’était lorsque Rosa Luxemburg ou Robert Grimm affirmaient qu’il n’y a pas de socialisme sans démocratie, ni de démocratie sans socialisme.

Cette conclusion était d’ailleurs celle, avec des nuances et des inflexions, de la plupart des ateliers du congrès organisé par Denknetz. En ce sens, celui-ci s’est inscrit dans la meilleure tradition socialiste et démocratique !

Antoine Chollet

 

On retrouvera le programme complet du congrès ici : www.reclaim-democracy.org

[1] Parmi les exceptions, mentionnons tout de même C.L.R. James, dont nous avons déjà parlé ici et que Gurminder Bhambra a bien sûr évoqué : C.L.R. James, Les Jacobins noirs, Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue [1938], Paris, Amsterdam, 2008.

[2] Frank Decker, Der Irrweg der Volksgesetzgebung, eine Streitschrift, Bonn, Dietz, 2016.

[3] Jodi Dean, Crowds and Party, Londres, Verso, 2016 (pas encore traduit en français). On pourra aussi lire ce livre plus ancien, mais lui non plus pas traduit : Jodi Dean, The Communist Horizon, Londres, Verso, 2012.

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