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Nowtopias

Des «ici-topies» en lieu et place de la désormais grande et célèbre «Utopie». Le nom, inventé par l’écrivain et activiste Chris Carlsson, et repris par Isabelle Fremeaux et John Jordan dans leur ouvrage, décrit à merveille leur projet, celui de raconter une multiplicité d’expériences ayant chacune leur spécificité. D’ailleurs, le livre-film porte à la fois bien, et mal, son nom. Les sentiers de l’utopie, car les alternatives se cré


ent dans les interstices du système capitaliste, et le fissurent de cette façon, à la manière d’innombrables chemins. Selon les auteur∙e∙s pourtant, il s’agira désormais de parler d’Utopies, et non plus d’Utopie, car «jamais plus ce terme ne devra être conjugué au singulier».

Il y a peut-être quand même un point commun à ces nombreuses rencontres, celui de proposer un ailleurs, un autrement. Un autrement imparfait, toutefois, et c’est le plus important. L’exigence et la tyrannie de la perfection ont détruit bon nombre de projets. Ainsi, «proposer une Utopie parfaite comme remède à tous les maux du monde est aussi dangereux que ne rien faire du tout». Chacune des communautés apporte ainsi une pierre à l’édifice, de par ses richesses mais surtout de par ses contradictions, et c’est toutes ensemble qu’elles apparaissent de la manière la plus éclairante. Et puis un autrement qui n’est pas un futur inaccessible, mais un ici-et-maintenant, un processus en constant changement. Il s’agit d’une «pratique de l’Utopie», et non plus d’une lointaine abstraction. En bref, rien ne sert d’attendre, «nous pouvons vivre dès maintenant comme si nous étions déjà libres».

Agir sans demander la permission, cesser d’exiger et faire, voilà justement l’éclairage que prend la première expérience de ce récit de voyage, qui durera sept mois à travers l’Europe. Camp Climat est l’occasion de mettre l’accent sur la notion d’action directe, et d’en comprendre le fonctionnement. En 2007, plusieurs centaines de personnes ont occupé un espace afin de monter un camp écologiste à proximité de l’aéroport international d’Heathrow, en réaction au projet de construction d’une troisième piste, et plus généralement pour dénoncer la catastrophe climatique vers laquelle nous nous dirigeons. Les participant∙e∙s ont ainsi vécu l’espace d’une dizaine de jours sur le mode de l’autosuffisance, mais également sans hiérarchie, et suivant le concept qu’ils nomment DIY (Do It Yourself – Fais-le toi-même). Il s’agissait alors tout autant de démontrer qu’il est possible de réduire son empreinte écologique que d’expérimenter directement, sans attendre la permission des autorités ou l’avis des experts. Des ateliers gratuits, auxquels était invitée la population environnante, ont été mis en place, tout autant que des soirées de danse, des spectacles ou des conférences. La force de ce campement autogéré temporaire a notamment résidé dans sa capacité d’organisation des réunions, et, ainsi, dans son questionnement sur la constitution d’un groupe. Une réflexion importante a été amorcée concernant la tenue de ces rencontres, afin qu’elles soient les plus démocratiques possibles. La technique des signes de la main, permettant d’émettre une opinion de manière non verbale (les «applaudissements en silence» par exemple), ou la présence de facilitateurs et facilitatrices ont été parmi les moyens mis en place afin que tout le monde puisse avoir une voix dans la recherche du consensus. Pour les auteur∙e∙s de l’ouvrage, il s’agissait également de pouvoir ainsi aborder le problème des hiérarchies invisibles, et de la différence entre structure et hiérarchie.

Un peu plus loin sur la route, Paideia, une école anarchiste en Espagne, la dernière précisément, illustre cette impression d’une organisation extrêmement travaillée, sans pour autant être hiérarchique ou autoritaire. En effet, apprendre librement au sein de cet établissement n’est pas un processus passif, il ne s’agit pas ici d’assimiler la liberté à un laisser-faire, mais à la création commune de l’environnement qui nous entoure, c’est-à-dire aux «conditions collectives de la liberté». Ainsi, la coopération est le maître-mot, et l’école est gérée conjointement par les élèves et les enseignant∙e∙s, qui ne se désignent d’ailleurs pas comme tel∙le∙s, mais comme des «facilitateurs d’expériences». Il n’y a pas de «cours» ou de «leçons», mais des «ateliers» et des «groupes de travail collectifs». Reprenant le philosophe William Godwin, Isabelle Fremeaux et John Jordan soulignent que les deux axes de pouvoir sont le gouvernement et l’éducation. Ainsi, un lieu fondamental du combat politique devrait être celui-là même, là où «les esprits sont formés». Il ne s’agit plus seulement de se concentrer sur l’apprentissage des matières classiques, comme les maths ou la géographie, mais d’accorder une importance toute particulière à la façon dont elles sont transmises. Différentes commissions sont en place au sein de l’école et tout le monde se réunit à l’occasion des assemblées générales. L’exercice de la participation, et à ce titre de la démocratie directe, est au cœur de Paideia. Le nom est d’ailleurs directement en lien avec l’objectif du lieu. Concept grec classique, la paideia est un processus constant, qui vise à «la création de pratiques vivantes de citoyenneté autogérée et participative». Toutefois, si le lieu est assurément un univers qui favorise l’apprentissage du libre arbitre, certaines décisions prises au sujet de l’accès à l’école peuvent apparaître quelque peu excluantes (certaines d’entre elles ont d’ailleurs suscité des controverses). Ainsi, le lieu n’est pas gage d’ouverture. Pour y aller, les deux auteur∙e∙s ont dû prouver qu’ils adhéraient aux valeurs anarchistes. Puis, liberté et égalité étant intimement liées, les élèves ont l’interdiction de pratiquer des activités extra-scolaires, pour ne pas qu’il y ait de privilégié∙e∙s. Enfin, les enfants de plus de neuf ans ne sont pas autorisés à s’inscrire, dans la mesure où leur esprit a déjà été façonné, rigidifié jusqu’à l’âge adulte, où ils pourront réessayer de conquérir la liberté. Ces remarques n’enlèvent toutefois rien au fait que l’expérience de Paideia est déroutante, et ceci dans un sens positif, tant il est commun que les réflexions portant sur la liberté et l’exercice de la démocratie directe soient l’apanage des adultes.

Si ces deux expériences sont celles d’une structure forte, il ne s’agit pas non plus d’en faire l’apologie. Il existe de nombreuses autres expériences basées sur des contours moins rigides de fonctionnement, et tout aussi enrichissantes. Celle de La Vieille Vallette, un hameau squatté en France,  donne ainsi une toute autre appréhension de ce que peut être une communauté. Dans ce «bastion anarco-punk», une place particulière est dédiée à l’art, à côté des activités d’agriculture. Ils se nomment ainsi «articulteurs», combinant sculpture sur pierre, danse, théâtre, concerts, festivals, et jardins composés de légumes et de blé. Le projet a débuté en 1992, lorsqu’un groupe d’artistes parisien∙ne∙s qui squattaient un bâtiment ont été prié de quitter les lieus en échange d’une somme d’argent. Avec celle-ci, ils ont acheté une partie d’un terrain et les ruines d’une bâtisse dans la campagne abandonnée, et ont squatté le reste du hameau. Dans une ambiance postindustrielle, le lieu propose de reprendre le contrôle sur sa vie, et sur sa violence, afin de la transformer en énergie créative. Tout est à la fois explosion d’inventivité et choix d’une simplicité certaine. Labourer la terre, chercher l’eau à la source de la montagne, s’autoalimenter en électricité, toute notion de rentabilité ou de profit est évacuée. Il n’est d’ailleurs pas question de vendre les légumes cultivés au marché, mais plutôt, s’il le faut, de les échanger. Chacun peut s’organiser comme il le souhaite, il n’y a pas, ou très peu, de réunions régulières ou de règles de vie strictes, une large part est ainsi accordée à l’autonomie individuelle. Un habitant parle, à ce titre, de «liberté totale», et de la peur qu’elle inspire, dans la mesure où elle implique alors une «vraie responsabilité». Responsabilité envers soi mais surtout envers les autres, qui se traduit par exemple par l’existence d’une caisse commune, à laquelle chacun∙e apporte une contribution. Celles et ceux qui ont besoin d’assistance, car dans des situations précaires, reçoivent de la part du collectif une rémunération. Il existe ainsi une réelle solidarité. Toutefois, ils ne mettent pas particulièrement d’énergie dans la volonté de s’ouvrir vers l’extérieur, et peuvent paraître, à ce titre, quelque peu fermés. En effet, pour ces artistes-agriculteurs, il n’est pas possible de changer les gens, et l’autonomie individuelle s’applique de ce fait également à la volonté de transformation.

En guise de conclusion de ce petit tour d’horizon des différentes expérimentations qu’il est possible de faire en déambulant dans Les sentiers de l’utopie, il s’agit de s’arrêter un instant sur un voyage qui apparaît à quelques égards différents du reste de l’ouvrage. Il faut, pour cela, aller en Serbie et se plonger dans l’histoire parfois complexe des Balkans et de l’ex-Union soviétique. La spécificité de ce pays réside notamment dans le fait qu’il ait été à la fois communiste, mais «dégagé du joug soviétique». Ainsi, à la différence des autres pays de l’ancien bloc soviétique, les entreprises n’étaient pas nationalisées, mais se formaient comme «propriété sociale», ni privée, ni publique. À l’interne, ce sont les assemblées ouvrières qui prenaient les décisions, tandis que le Parti dictait tout le reste. Le brusque passage à l’économie néolibérale s’est accéléré dès 1989 par des vagues de privatisations, entraînant hyperinflation et crise économique, pour atteindre son apogée en 2001, lorsque toutes les entreprises furent nationalisées afin de les privatiser de force. Le FMI et la Banque mondiale sont au cœur des changements politiques et économiques d’une extrême violence qui  ont marqué la Serbie contemporaine. Le résultat de ce processus complexe tient notamment dans toute une série de techniques frauduleuses visant à acquérir des actions dans une entreprise, la mettre en faillite en l’endettant auprès d’autres entreprises appartenant à l’actionnaire majoritaire, qui peut ainsi la racheter pour quelques sous. Les conditions de travail se détériorant de jour en jour, les ouvrières∙ers, à qui on avait arraché de force un lieu pour le redistribuer allégrement à des actionnaires, ont ainsi mis en place une série de grèves, puis d’occupations d’usines. Comme l’écrivent les deux auteur∙e∙s, «c’est là l’immense différence de valeur entre ces ouvriers rebelles et la majorité du monde occidental ‘normalisé’ par deux siècles de capitalisme: alors que la plupart des petits porteurs achètent des actions pour faire de l’argent, il reste ici cette idée que les actions représentent une part concrète de l’entreprise, qui revient de droit aux ouvriers car elle est le fruit de leur travail et leur donne, justement, des droits. Pendant des décennies, ils ont été copropriétaires de leurs usines et n’ont aucune intention de laisser cela s’évaporer au nom de la ‘transition postcommuniste’». A Zrenjanin, trois usines (au moment de l’écriture du livre) étaient occupées, et le débat portait notamment sur la défense soit du modèle des «travailleurs actionnaires», soit de celui qui voit les entreprises appartenir directement aux ouvrières∙ers, et être gérées par eux. L’usine apparait ainsi dans ce modèle comme le lieu de réflexion et d’expérimentation de nouvelles relations, notamment par la pratique de l’autogestion. Obtenir le contrôle total de l’entreprise, se réapproprier les conditions et le fruit de son travail, voilà l’objectif de ces luttes ouvrières.

Puisqu’il s’agit de créer «un archipel infini d’Utopies», un ensemble d’expériences qui efface l’horizon d’une Utopie unique et parfaite, les auteur∙e∙s ne pouvaient en aucun cas se contenter d’un seul support. Ainsi, le livre ne constitue qu’une partie du récit, et le film tourné lors du périple contient l’autre moitié de l’histoire. Il s’agit d’un dialogue entre deux médias, une complémentarité et une interaction. Penser, raconter, et créer de l’utopie car, pour reprendre les termes des protagonistes de ce voyage: «Il semble beaucoup plus aisé d’imaginer un monde mourant qu’un monde meilleur. Mais c’est justement lorsque l’Utopie devient inimaginable qu’elle est la plus nécessaire». À lire donc, pour le plaisir, mais également pour se rappeler qu’il est encore possible de créer un monde meilleur, dès lors qu’il cesse de s’appeler ainsi et d’être érigé en un futur abstrait et lointain,  pour laisser place à de multiples expériences ici-et-maintenant.

À lire: Isabelle Fremeaux, John Jordan, Les sentiers de l’utopie, Paris, La Découverte, 2012. Film en ligne sur: www.editions-zones.fr

 

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