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Livres: Assurer une main d’œuvre docile

L’année passée a paru un condensé du discours managérial et néolibéral du chômage, étrangement publié par deux éditeurs qui, en d’autres temps, savaient mieux identifier l’adversaire politique que la gauche doit combattre.

Chôm’acteur est un livre pervers, au sens strict du terme. Il multiplie les (fausses) marques d’empathie pour les personnes touchant l’assurance-chômage tout en les culpabilisant par l’individualisation de la situation de chômage (une perle parmi d’autres: «sortir de votre rôle de victime, c’est prendre conscience de votre responsabilité»). Plutôt que de légitimer la perception d’une prestation pour laquelle chaque travailleur et chaque travailleuse a dûment cotisé et de réaffirmer par la même occasion le potentiel non capitaliste de l’assurance chômage, ce livre reprend à l’identique l’insupportable discours des «responsables des ressources humaines» que l’on entend désormais aussi bien dans les entreprises qu’au sein des ORP. Insupportable, ce discours l’est par les représentations du monde du travail qu’il véhicule bien sûr, mais il l’est doublement dans le cas de l’assurance-chômage, puisque cette assurance existe précisément pour pallier l’échec de ces représentations. Ainsi, on ne dira jamais assez que l’entreprise n’est pas le lieu des «défis», de la «motivation», des «objectifs» et autres fadaises pour animatrices·eurs de colonie de vacances que reprend allégrement le livre, mais celui de l’exploitation, de la contrainte, de l’absurdité bureaucratique, du gaspillage (des ressources comme du temps) et du profit maximal pour ses propriétaires.

L’assurance-chômage, comme le droit du travail, la retraite, les services publics et deux ou trois autres choses, devrait précisément servir à subvertir ce monde abject de l’entreprise; c’est du moins pour cela qu’elle a été créée à l’origine par les syndicats, il y a plus de cent ans. Mais ce n’est pas la moindre des victoires de l’idéologie de droite d’avoir contaminé la gestion de cette assurance sociale avec son discours inepte.

Dans cette lutte, la droite peut également compter dans ses rangs Gilbert Grandchamp, désormais «conseiller en vie professionnelle» après avoir travaillé quinze ans dans les «mesures actives du marché du travail» (en langage courant: la mise à disposition la plus rapide possible d’une main d’œuvre docile pour les entreprises, le tout aux frais de la collectivité).

Son livre est un véritable dictionnaire des idées reçues. Le marché du travail «est en perpétuelle évolution» et les travailleuses·eurs «doivent s’adapter au risque d’être dépassés», l’économie «globalisée» (celle qui évolue en permanence, donc) a besoin de personnes «qui acceptent de se former toute leur vie», «le monde du travail est de plus en plus impitoyable», il y a de moins en moins de travail puisque nous sommes remplacés par des robots, etc. Enfin, cerise sur le gâteau, on apprend que la ponctualité est «une valeur très suisse». Le questionnaire Gulliver de 1964 n’est jamais très loin de ces élucubrations en définitive très conservatrices et singulièrement déconnectées de toute réalité.

On s’étonne également de la méconnaissance des enjeux propres à la recherche d’emploi de la part d’un auteur qui, affirme-t-il lui-même, aurait travaillé des années dans ce secteur. Conseiller aux chômeuses·eurs de faire «le plus possible» d’offres d’emploi par mois est absurde, au niveau individuel puisqu’elles ne servent la plupart du temps à rien (ce qu’il admet ailleurs en disant – correctement cette fois-ci – que l’on retrouve généralement du travail par son réseau de solidarité), et au niveau collectif car cette demande imbécile des ORP a pour conséquence de submerger les administrations, entreprises ou associations qui publient une offre d’emploi de dossiers totalement inadaptés.

L’auteur dévoile, à son insu sans doute, le fond de son analyse en page 93, lorsqu’il compare le chômage à l’apprentissage chez l’enfant. Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans ce livre, et dans la pratique des ORP aussi, bien souvent: l’infantilisation totale des individus concernés et la conception paternaliste des organes chargés de les contrôler et de les éduquer.

Le résumé de toute cette phraséologie se trouve dans ce dicton, donné à titre humoristique mais qui résume toute la pensée de l’auteur: «un bon chômeur est un chômeur qui a retrouvé un travail». Il lui a sans doute échappé que l’assurance-chômage a précisément été inventée par les syndicats parce qu’il y a des moments où il est impossible de retrouver du travail, ou du moins de le faire dans des conditions acceptables. Toute la logique de la nouvelle loi sur l’assurance-chômage (LACI) va dans le sens inverse, en cherchant à contraindre les ORP à se transformer en vulgaires agences d’assurance privée visant, en bonne logique capitaliste, à limiter autant que possible les prestations versées. L’auteur l’indique d’ailleurs lui-même dans sa conclusion, retrouvant tardivement un semblant de lucidité: «la LACI appartient à ces lois paternalistes et culpabilisantes». S’il avait pris au sérieux ce constat, le livre aurait été complètement différent. Il n’aurait pu se contenter de se faire le perroquet des ORP et le relais des garde-chiourmes du monde de l’entreprise, mais aurait dû montrer comment le droit au chômage peut être garanti, y compris contre les ORP et les caisses de chômage qui, de plus en plus souvent, cherchent à le réduire, voire à le nier.

Antoine Chollet

Pour s’énerver: Gilbert Grandchamp, Chôm’acteur, ou comment vivre le mieux possible une priode de chômage, et quelques recettes de cuisine pour se faire plaisir de Didier Sidot, Lausanne, Éditions d’en bas, réalités sociales, 2017.

Pages de gauche consacrera son prochain dossier du N° 167 à la question du chômage. 

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