Un manifeste

Pages de gauche offre à ses lectrices et à ses lecteurs une édition spéciale pour fêter ses 100 numéros. Plutôt que de nous intéresser au passé, à notre passé, c’est-à-dire à ces 100 numéros parus depuis le mois de mai 2002, nous avons décidé de nous tourner vers l’avenir. Pour ce faire, nous avons choisi une solution originale: synthétiser les positions politiques que Pages de gauche défend, sans trop d’inconstance espérons-nous, depuis presque dix ans et demander à une série de personnalités de gauche d’y réagir, en exprimant leurs accords et leurs désaccords, leurs commentaires et leurs critiques (voir le numéro 100). Nous espérons ainsi rester fidèles à une tradition de débat et de discussion qui nous semble indispensable à gauche, tout en nous plaçant résolument dans une posture prospective.

La rédaction

LE MANIFESTE DE PAGES DE GAUCHE

La démocratie

«La démocratie est à la fois moyen et fin, indissociablement»

La démocratie est le principe politique qui affirme la primauté de l’égalité entre tous les êtres humains, la sauvegarde de leur liberté individuelle et collective, l’importance de leur émancipation, et la nécessité d’imaginer des institutions pour garantir cela.

Lorsque nous disons égalité, nous pensons non seulement à l’égalité devant la loi, mais plus radicalement à l’égalité effective de participation aux décisions politiques. Cela signifie notamment que l’on postule et que l’on établit en même temps une égalité de compétences politiques. Par liberté, nous entendons la capacité pour chacun·e de déterminer soi-même la vie qu’il ou elle souhaite vivre, les opinions qu’elle·il veut défendre, les actions qu’elle·il désire entreprendre. Cette capacité doit être entretenue sans fin, et elle n’est possible que dans une cité libre, c’est-à-dire où les citoyens déterminent collectivement les fins propres de leur cité. Ceci présuppose de disposer d’institutions elles-mêmes libres. La valeur d’émancipation rappelle que, contrairement à ce que dit la droite, la classe ouvrière n’a pas disparu, elle a changé. Elle se retrouve dans le secteur des services, elle s’est féminisée, elle s’est diversifiée, mais 90% de la population mondiale appartient à cette classe opprimée. Avec Marx, nous pensons que la libération des travailleur·euse·s ne pourra venir que des travailleur·euse·s eux·elles mêmes; la démocratie ne peut exister que si cette classe opprimée s’organise pour s’arracher aux dominations et sujétions qui la contraignent. Nous nous opposons à toute vision qui voudrait amener le socialisme «par en haut».

Aujourd’hui, dans le cadre de l’État capitaliste, la qualité des démocraties est hautement insatisfaisante dans tous les régimes connus, y compris ceux considérés comme les plus aboutis. Ainsi, si la démocratie dans ses principes centraux est une notion simple, sa mise en œuvre, son institutionnalisation est, elle, infiniment difficile et toujours retardée. Indiquons seulement que l’égalité, la liberté et l’émancipation constituent aussi des principes d’action. C’est en ce sens que la démocratie est à la fois moyen et fin, indissociablement.

La propriété

«En voulant dépasser le capitalisme, nous voulons abolir la propriété lucrative, en la remplaçant par une propriété collective, publique, ou commune»

Nous voulons un monde dans lequel chaque être humain puisse être libéré au maximum des contraintes matérielles de l’existence. Aujourd’hui, l’humanité dispose, à l’échelle mondiale, de la capacité de produire d’immenses richesses matérielles. Mais, la production de ces richesses est organisée selon le système capitaliste, fondé sur l’exploitation de la majorité qui se voit dépossédée des fruits de son travail et souvent réduite à la pauvreté. En outre, les richesses sont plus qu’inégalement réparties, concentrées en les mains d’une petite fraction de la population.

L’origine de cette contradiction se trouve dans la propriété privée. Nous défendons la propriété d’usage. Chacun·e doit pouvoir posséder les moyens immédiats de son existence: logement, meubles, habits, etc. Le problème se situe dans la propriété lucrative, c’est-à-dire la propriété qui va au-delà de son usage personnel et qui implique l’exploitation du travail d’autrui: propriété foncière, propriété privée des moyens de production (outils, usines, machines, etc.) et propriété financière. L’origine de l’inégalité se situe ici, lorsque la classe détenant la propriété lucrative, peut organiser l’exploitation de l’immense majorité de la population à son profit.

En voulant dépasser le capitalisme, nous voulons abolir la propriété lucrative, en la remplaçant par une propriété collective, publique ou commune. Cette propriété publique, étatique, collective, existe aujourd’hui partiellement grâce aux services publics, au mouvement coopératif, à la socialisation partielle des salaires (droit du travail ou assurances sociales) et à la nationalisation de certaines industries.

L’économie

«La démocratisation de l’économie signifie la démocratisation de la production et la démocratisation de l’accès »

La conquête de la démocratie sociale et économique est un défi majeur de la social-démocratie du XXIe siècle. Aujourd’hui, la propriété lucrative donne à celles et ceux qui la détiennent un pouvoir absolu dans l’organisation de l’économie. La production ne vise pas à satisfaire des besoins démocratiquement exprimés, mais à satisfaire la demande solvable, c’est-à-dire les besoins de celles et ceux qui ont de l’argent. La démocratisation de l’économie signifie donc deux choses fondamentales: la démocratisation de la production d’une part, la démocratisation de l’accès d’autre part.

La démocratisation de la production signifie, à l’échelle macro-économique, que les décisions majeures d’investissement répondent non aux besoins du profit, mais aux besoins de la population, exprimés démocratiquement. Il faut donc organiser des formes de planification démocratique de l’investissement, notamment par une prise de contrôle publique du pouvoir financier. À l’échelle micro-économique, celle des unités de production, l’autogestion et la participation démocratique doivent prévaloir sur l’organisation autoritaire du travail. Ce sont les travailleuses et les travailleurs des unités de production qui sont les mieux placé·e·s pour organiser la production.

La démocratisation de l’accès signifie qu’il est urgent d’instaurer une planification étatique de la production de biens et services fondamentaux pour que les besoins de tou·te·s les habitant·e·s soient satisfaits, indépendamment de leurs ressources. Cette planification ne peut être organisée démocratiquement, les décisions devant être prises en fonction des besoins réels et non pas tels que fantasmés par une bureaucratie déconnectée de la réalité. Dans ce cadre, il s’agit d’imaginer des mécanismes, telle l’allocation universelle et inconditionnelle, qui assurent satisfaction des besoins fondamentaux pour tou·te·s.

L’État

«L’objectif de la gauche ne peut être seulement de gérer l’État à la place de la droite; elle doit notamment remettre en cause ses modes de fonctionnement»

Il convient aujourd’hui de rappeler que l’État, sa logique de fonctionnement et son développement, ne sont pas des objectifs politiques de gauche. L’État accompagne historiquement le déploiement du capitalisme et n’en constitue nullement l’ennemi.

L’État exerce néanmoins d’indéniables fonctions démarchandisantes. Que l’on songe par exemple aux systèmes de protection sociale et de redistribution économique, à l’atténuation des effets les plus négatifs du capitalisme, au développement des services publics, au caractère émancipateur de l’éducation universelle ou, dans certains cas, de l’application des droits fondamentaux. Ces avancées sont essentielles, et doivent être protégées et étendues.

De la sorte, il faut se battre à la fois dans l’État et contre l’État. Se battre dans l’’État signifie le démocratiser au maximum, faire en sorte qu’il fonctionne comme expression de la volonté collective démocratiquement exprimée et non comme instrument d’oppression au service de la minorité possédante. Se battre contre l’État signifie dégager des espaces de coopérations et de régulations collectives non-étatiques. Ainsi il est nécessaire d’imaginer, de développer et de mettre en place des formes d’organisations collectives n’incluant pas obligatoirement la médiation de l’État, comme cela existe dans les coopératives de logement ou d’accueil des enfants.

Enfin, il y aurait une incohérence grave à transformer ce qui doit ne rester qu’un moyen, en fin pour elle-même. En ce sens, il convient de mettre en garde contre la tentation de défendre aveuglément l’appareil d’État pour lui-même. L’objectif de la gauche ne peut être seulement de gérer l’État à la place de la droite; elle doit faire autre chose de ce dernier, et en particulier remettre en cause les modes de fonctionnement. Cela ne peut se faire qu’en “désétatisant” la société (en lui laissant l’initiative de l’invention sociale, politique et institutionnelle), la politique (en encourageant la participation populaire et les mouvements sociaux) et la démocratie (en affirmant qu’un pouvoir démocratique doit toujours prévaloir sur l’État).

Individus et collectivités

«L’État de droit a pour fonction de définir et protéger les différentes sphères d’action des individus»

Nous saluons l’instauration de l’État de droit en ce qu’il a pour fonction de définir et protéger les différentes sphères d’action des individus. En particulier, il y a lieu de protéger une sphère privée, une sphère où la collectivité n’a pas à s’immiscer (choix du partenaire, de l’orientation politique, des avis défendus, etc.), par des règles de droit au caractère général, protecteur contre l’immixtion indue de l’État.

Cependant, la définition des limites de la sphère privée doit relever d’une décision démocratique. Ce que le l’État de droit protège, ce n’est donc pas seulement l’individu contre la collectivité, mais aussi, le choix démocratique de la collectivité face au contrôle qui se fait jour aussi bien au sein de l’appareil d’État qu’au sein des structures privées.

Mais il faut aussi imposer des limites aux relations d’échanges et assurer l’égalité entre les individus (par exemple en imposant des salaires minimaux influant dans le rapport de travail), ce qui est la tâche de la sphère publique. Ce n’est également qu’au sein d’un État démocratique que l’on peut débattre des institutions à reconnaître et protéger dans la sphère privée. En tant qu’expression de la volonté démocratique, celles-ci sont appelées à être constamment repensées et modifiées. L’État de droit doit fonctionner comme outil de la démocratie, sans que le droit soit rabaissé à la simple expression des rapports contractuels capitalistes.

L’écologie

«L’écologie est essentiellement une question sociale, celle de la distribution des biens et des maux environnementaux»

Le respect de l’être humain et de son environnement sont des éléments intimement indissociables. Les ressources et les capacités de régénération de la planète doivent être utilisées de manière à satisfaire les besoins de la population à l’échelle mondiale. L’accroissement aveugle de la production et de certaines consommations peut conduire à des catastrophes, des pollutions et des situations de pénurie, qui touchent d’abord les plus démuni·e·s. En ce sens, l’écologie est essentiellement une question sociale, celle de la distribution des biens et des maux environnementaux, qui ne s’arrête pas à la question climatique, mais inclut l’accès aux ressources vitales (eau, air, sol, nourriture, etc.) et la manière dont nous organisons nos rapports à la nature.

La logique capitaliste n’est pas capable de résoudre cette équation car la recherche de profit pousse à la consommation et à la production en vue du profit, sans considérations sociales, ni environnementales. Vouloir utiliser les instruments de marchés comme moyen de lutter contre la crise écologique ne fait que renforcer les inégalités socio-écologiques. De la sorte, la réappropriation du contrôle démocratique des rapports à la nature et une autolimitation démocratiquement décidée de la consommation sont les seules réponses crédibles.

Modes d’actions

«Dans un contexte de majorité de droite, la logique d’action doit être celle de l’opposition»

Le socialisme démocratique se préoccupe autant du contenu de son programme que de la manière de l’appliquer, s’agissant en fin de compte de deux questionnements interdépendants. À n’importe quel niveau d’action, la vision à long terme doit guider l’action immédiate.

Réformisme

Une action visant uniquement à l’atténuation des conséquences du système ne peut être acceptée. Elle aurait pour conséquence de nier les contradictions fondamentales de la société capitaliste et contribuer à terme à la renforcer. La tâche de la gauche ne doit ainsi pas se limiter à une politique des petits pas et des stratégies de consensus avec les représentant-e-s de l’idéologie dominante. Les réformes sociales qui laissent intactes la structure de pouvoir de la société doivent laisser la place à logique globale de transformation du système. Ce combat peut et doit se mener dans trois domaines:

  • Dans les mobilisations sociales et associatives

La lutte pour le socialisme doit se reposer et développer des mouvements sociaux forts capables d’établir un rapport de force et de mettre sous pression le système. Elle doit également développer autant que possible une «contre-société» non capitaliste avec ses institutions autonomes, ses associations, ses lieux d’éducation populaire, sa presse, ses institutions culturelles, etc. La violence sous ses différentes formes est une caractéristique intrinsèque du capitalisme. A cette violence structurelle, les socialistes ont répondu par l’action démocratique appuyée sur des mobilisations massives. Nous nous inclinons à la mémoire de toutes les victimes de la répression, qu’elle soit venue de la droite ou du stalinisme, et nous admettons que dans certaines situations d’auto-défense, la violence armée reste l’ultime moyen de lutte de la classe ouvrière.

  • Dans la sphère politique et institutionnelle

Dans un contexte de majorité de droite, la logique d’action doit être celle de l’opposition. Le principe de collégialité est à combattre dans la mesure où il n’est qu’un outil du système pour faire taire toutes formes de contestation et présenter une image faussement unie et stable des autorités. La recherche du pouvoir et son exercice ne constituent jamais un but en soi.

  • Sur le lieu de travail

Le syndicalisme pour être fort doit être capable d’offrir des alternatives sociales et sortir du sectorialisme ou du corporatisme. Il doit également être attentif aux solidarités internationales qu’il est possible de développer. Ces mouvements doivent éviter de tomber dans l’unique lutte au jour le jour et au cas par cas, sans vision à long terme. Il ne suffit pas non plus de se battre pour la préservation des acquis sociaux actuels mais de développer des mouvements de contestation et de propositions organisés.

Si ces trois domaines ont été présentées séparément, leurs actions ne doivent en aucun cas être cloisonnées. Leur lien et dépendances doivent être reconnus et renforcés.

Formation

Pour créer un rapport de force et impliquer la population dans l’action des mouvements de gauche, l’échange du savoir, la communication sur le rôle et objectifs de la gauche est un enjeu central. Dans ce cadre, il est nécessaire de casser l’antagonisme infondé entre la base et les dirigeant·e·s aux relents paternalistes. La formation doit être comprise aux seins des trois sphères d’action décrites précédemment comme une transmission de savoirs respectifs et complémentaires.

Partis politiques

Le regroupement en parti doit permettre d’agir conjointement et à poids égal dans le cadre des deux premiers domaines décrits précédemment. Le travail au sein des autorités politiques doit s’appuyer sur une action forte des mouvements sociaux et associatifs. La déconnexion entre autorités et population est une conséquence immédiate du poids trop important accordé au succès électoral, devenu une fin en soi.

Ainsi, il est nécessaire de rappeler l’importance d’une base programmatique forte ainsi que d’une analyse de fond des enjeux politiques détachée de larealpolitik et des intérêts électoraux immédiats. Le regard doit être porté à long terme. Ceci n’est possible que si le fonctionnement des partis est lui-même profondément démocratique.

Finalement, le parti doit se comprendre comme la composante nationale d’un mouvement plus large, à visée internationaliste. Il est dès lors essentiel de développer le travail international tant sur le plan de la formation idéologique que dans des actions concrètes.

Stratégies d’alliance

En tant qu’aspiration à une transformation radicalement démocratique de la société, abandonnant les rapports d’exploitation engendrés par le capitalisme, le socialisme démocratique n’est pas l’apanage d’un parti. Ses partisan·ne·s se trouvent dans différents partis et mouvements sociaux; force est aussi de reconnaître que tou·te·s les membres du parti socialiste ne se reconnaissent pas dans notre conception du socialisme démocratique.

Les alliances, qu’elles soient programmatiques ou électorales, doivent être avant tout fondées sur des objectifs et des valeurs communs. En nous reconnaissant du socialisme démocratique, nous aspirons à rassembler les représentant·e·s de ce mouvement, qu’ils·elles se trouvent regroupés au sein d’un parti socialiste ou d’autres mouvements partageant des valeurs et des visées communes. Les alliances avec la droite n’ont pas à être recherchées, en raison des profondes différences idéologiques qui nous divisent; la lutte contre la montée d’une droite antidémocratique, autoritaire et fasciste ne doit pas conduire à des alliances avec une «autre» droite, s’il n’existe aucune justification idéologique à cette alliance.

Publié dans le n° 100 de Pages de gauche (juin 2011).

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