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Hommage à Laurent Monnier, Genève

Un ami nous a quittés. Il nous manque. Sentiment mêlé de tristesse, de joie. Sa mort ravive sa vitalité unique. Envie de sourire avec malice en se rappelant sa présence kafkaïenne. L’apparente maladresse dissimulait une suprême diplomatie de la ruse du déplacement. Entrevoir des pans du monde invisible et mettre un pied dans la porte entrouverte, une résistance toujours possible. Un ami qui nous laisse un art de vivre.  Avec son style inimitable, il nous a appris que pour manger avec le diable, il faut avoir une cuillère plus longue que lui.

Laurent Monnier est décédé le 7 mai 2013 à Genève après une longue maladie. Plus de quarante ans de vie défilent. Son enseignement et ses recherches en Science politique à l’Université de Lausanne atypiques, socratiques suscitaient l’étonnement, la curiosité. Il laissait place à l’exploration libre, qui est le sens de la recherche. Avec son humour et sa philosophie de la vie, il nous rendait le monde habitable. Dans ses analyses politiques, quand il disait, ce qui compte, c’est chaque personne unique, il faisait écho à Hannah Arendt. Pour elle, à chaque fois pour qu’il y ait un monde possible, il y a  quelqu’un – une personne irremplaçable – pour (re)commencer l’action.

Laurent Monnier a été un fantastique passeur vers les zones invisibles de la domination, de la liberté et de la solidarité, d’une vérité toujours provisoire dans le travail de la connaissance.

A maintes reprises, il en a montré l’exemple par ses propres actions et engagements. Ils ont été parfois sanctionnés par l’Etat, sans que son intuition, son courage, son invitation à creuser l’histoire minoritaire réussisse à être effacé de la mémoire collective. Deux exemples. Lorsqu’il a organisé un cours-séminaire à l’Université de Lausanne sur le statut du saisonnier, il a reçu un blâme du Conseil d’Etat du canton de Vaud. Après avoir vécu et enseigné au Zaïre pendant dix ans, le Fonds national de recherche scientifique suisse (FNSRS) a refusé son projet de recherche sur Patrice Lumumba. L’histoire de la politique d’immigration suisse avec l’annulation du statut de saisonnier à la suite de luttes sociales ardues a montré qu’un blâme peut  être une légion d’honneur. Avec l’ère Mobutu, roi du Zaïre qui s’est approprié la lutte de décolonisation dans son immense pays, et les réfugiés arrivés dans ses cours, ce refus du FNSRS a montré que les institutions du savoir universitaire ont d’immenses résistances à intégrer dans les connaissances les liens du pouvoir suisse avec des dictateurs dans la géopolitique impériale de la décolonisation.

Quand il a invité Abdelmaled Sayad à l’Université de Lausanne, il nous a donné la possibilité de constater la rigueur du sociologue algérien refusant que la migration soit vue comme un « problème », et montrant que la migration est bien autre chose : la condition matérielle concrète de domination, d’exploitation de millions d’individus migrants dans le monde. Grâce à son invitation, par Laurent Monnier, l’Algérie est devenue une sorte de paradigme pour saisir les liens entre colonisation et migration et décrire l’injustice légitimée, banalisée.

Quand il a invité Colette Guillaumin dans son cours-séminaire, il nous a offert la possibilité d’ouvrir les yeux, pour voir que « l’appropriation des êtres humains par d’autres êtres humains » définit, le pouvoir de domination dans sa substance cachée. Et cela en partant de l’abîme du XXe siècle, du racisme moderne, du sexisme. Nous avons pu apprendre avec elle, grâce à l’invitation de Laurent Monnier, que les rapports sociaux de sexe, le rapport social transversal du sexage sont inscrits dans l’histoire, qu’ils sont bien plus anciens que la modernité capitaliste. Qu’ils impliquent une révolution épistémologique, méthodologique des sciences humaines et sociales et un déplacement idéologique radical de la science et du sens commun. Dans la droite ligne des travaux de Laurent Monnier.

Quand il a participé au lancement du Groupe de Genève Violence et droit d’asile en Europe qui a regroupé des chercheurs, des professionnels, des militants au tournant des années 1980, alors que s’institutionnalisait l’Europe des polices et la violence d’Etat, il s’est engagé avec d’autres dans une réflexion sur la violence et comment y résister.

Quand le mot apartheid n’était pas encore à la mode pour saisir la violence de nos sociétés – pas seulement l’Afrique du sud – il a avancé ce concept  comme analyseur du pouvoir. Il  l’a présenté dans sa leçon d’adieu à l’Université de Lausanne le 21 juin 1988, intitulée : L’apartheid ne sera pas notre passé. Il est votre avenir.

Nous n’avons pas fini de comprendre la radicalité de ce que Laurent Monnier nous a invité à imaginer, à décrire, à penser, à intégrer dans la conscience sociale. Nous n’avons pas fini de nous heurter jour après jour à la paroi de verre invisible qui nous sépare d’êtres humains pourtant nos égaux. Nous mesurons que la paroi de verre devient un mur de béton militarisé à toutes les frontières. Que la violence devient une forme de guerre. Qu’aurait dit Laurent Monnier sur les drones utilisés dans la lutte dite « antiterroriste » et aux frontières de l’Europe dans la guerre aux migrant.e.s ? C’est une question de recherche qu’il aurait explorée. Il nous manque pour y travailler.

EXIL, CRÉATION PHILOSOPHIQUE ET POLITIQUE
REPENSER L’EXIL DANS LA CITOYENNETÉ CONTEMPORAINE

Programme du Collège International de Philosophie (CIPh), PARIS | 2010-2016

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