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Grève générale : Entretien avec l’historien Pierre Eichenberger

Les Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier se sont associés à la revue d’histoire Traverse pour proposer un numéro bilingue consacré à la grève générale de 1918, qui présente un bilan historiographique du sujet mais aussi les nouvelles orientations de la recherche. Entretien avec l’un de membres du comité de rédaction de Traverse, l’historien Pierre Eichenberger.

Comment les différentes interprétations de la grève générale ont-elles évolué au fil du temps?

Le débat sur l’interprétation de la grève générale commence le jour même où elle se termine, alors que la très forte pression de l’armée contraint le Comité d’Olten à accepter de mettre fin à la grève sans avoir obtenu de véritables concessions. Dès ce moment, deux lignes d’interprétations s’opposent à gauche: la première considère la grève générale comme un échec et regrette que l’on ait «baissé les armes» sans combattre, tandis que la seconde présente les grévistes comme des «vaincus victorieux», comme le disait Robert Grimm, en mettant en avant les progrès à moyen terme des revendications politiques énoncées par le Comité d’Olten.

Ces deux interprétations de la grève générale vont perdurer tout au long du siècle, et recoupent grosso modo l’opposition au sein des syndicats entre les tendances souhaitant négocier avec le patronat et défendre la paix du travail, qui ne veulent pas entendre parler de grèves et a fortiori de la grève générale, et celles qui défendent la grève comme un moyen de lutte légitime pour obtenir des améliorations pour les travailleuses·eurs, qui ont promu une mémoire plus positive de la grève générale.

La droite et le patronat ont bien sûr aussi tenu un discours sur la grève générale, qui visait à placer le mouvement ouvrier sous un «éclairage louche», comme le disait l’historien Hans-Ulrich Jost, en la décrivant comme une tentative de coup d’État monté depuis Moscou, une trahison à la patrie. En privé, ils étaient cependant tout à fait conscients que la grève générale avait été déclenchée par la détérioration des conditions sociales et le manque de possibilité d’expression politique du mouvement ouvrier.

La question qui se joue derrière ces débats est celle de savoir si la gauche politique et syndicale a son mot à dire quant à la manière de mener l’État et d’organiser les relations de travail. Avant 1918, la réponse est clairement non: le patronat refuse de reconnaître les syndicats et il n’y aucun représentant socialiste au gouvernement. La grève générale va ainsi être un moyen pour la gauche d’imposer sa participation au pouvoir. Quand un Christoph Blocher vient expliquer aujourd’hui encore que la grève générale était illégitime, fomentée de l’étranger et qu’elle n’a rien amené à la Suisse, c’est à cette intégration de la gauche au pouvoir d’État qu’il s’oppose.

En mettant uniquement en avant l’intégration de la gauche au pouvoir institutionnel, ne risque-t-on pas de passer sous silence les espoirs révolutionnaires d’une partie du mouvement ?

C’est vrai qu’à force d’être poussé dans les cordes par la droite nationaliste, qui prétendait que la grève générale de 1918 était un projet politique malhonnête qui visait à mettre la Suisse au service du bolchévisme russe, la gauche a eu tendance à cacher sous le tapis tout ce qui pouvait dépasser la simple revendication socio-économique. Il y avait pourtant un véritable projet politique derrière ces mouvements et, comme en Allemagne, il s’agissait d’une remise en cause fondamentale des structures de domination et des inégalités du point de vue de la propriété des moyens de production. Comme le mentionnaient les statuts tant du PSS que de l’USS à partir du tournant du siècle, une grande partie du mouvement ouvrier suisse avait alors comme horizon politique le dépassement du capitalisme.

Il faut cependant redire que les deux premières revendications du Comité d’Olten sont des revendications politiques – l’élection à la proportionnelle et le droit de vote des femmes – qui sont conçues comme les moyens d’une prise graduelle de pouvoir sur les commandes de l’État, dans le but de changer la société. Même s’il ne vise par une révolution immédiate, le Comité d’Olten a un projet politique qui dépasse les simples revendications matérielles.

Par ailleurs, si la grève générale est nationale, elle prend des formes extrêmement différentes selon les endroits: dans certaines villes suisses-alémaniques, le mouvement est allé très loin et avait des ambitions politiques beaucoup plus importantes qu’au niveau national. On peut donner l’exemple de l’Union ouvrière zurichoise, qui en novembre 1918 est forte d’une série de victoires, dont notamment celle de la grève des employé·e·s de banques un mois avant. Devant le refus des patrons de banque de reconnaître leur syndicat et d’entrer en discussion sur des augmentations de salaire, les employé·e·s de banques s’étaient mis en grève. En soutien, l’Union ouvrière zurichoise avait alors déclenché une grève générale à Zurich, tellement bien suivie que toutes les banques s’étaient retrouvées bloquées, et contraintes de céder sur tout la ligne de peur que les capitalistes internationaux ne s’effraient et retirent leurs billes de la place financière suisse. L’Union ouvrière zurichoise était donc à ce moment capable de bloquer la ville et d’obtenir des victoires, ce qui la plaçait dans une dynamique très positive. En novembre, la décision du Conseil fédéral de faire occuper les villes par l’armée – qui est l’instrument de répression des grèves par excellence depuis le XIXe siècle – est donc une claire provocation des autorités vis-à-vis du mouvement ouvrier, provocation d’ailleurs parfaitement consciente de la part d’une partie de la droite qui veut aller à la confrontation.

Cela montre aussi que la grève générale est certes «dirigée» officiellement par le Comité d’Olten, mais qu’elle est incontestablement initiée par en bas, notamment par ces groupes de militant·e·s très actifs et efficaces autour de Zurich. Après la grève de protestation contre l’occupation militaire des villes le 9 novembre, c’est parce que les Zurichois·es refusent de reprendre le travail que le Comité d’Olten doit déclarer la grève générale, pour suivre ce que sont déjà en train de faire les Zurichois·es.

Cependant, même dans les revendications des groupes plus radicaux, on ne parle pas de prise de pouvoir violente, ni d’expropriation des capitalistes ou de nationalisation des banques. Il s’agit principalement de réclamer des améliorations matérielles et plus d’espace politique pour la gauche, au niveau politique et au niveau syndical.

Quelles sont les nouvelles questions posées par la recherche historique actuelle ?

Les premières recherches historiques sur la grève générale de 1918 ont été produites pour son cinquantenaire, en 1968. À ce moment, l’agenda des historien·ne·s était centré sur la question de savoir si, oui ou non, la grève générale avait été une tentative révolutionnaire «à la bolchevik». La recherche de l’époque, et notamment le livre de Willi Gautschi qui reste une référence, est donc centrée sur ces débats. Maintenant que plus personne ne défend le mythe d’une grève organisée depuis Moscou, on peut se préoccuper d’autres questions, et ne plus se contenter d’évoquer les quelques «grands hommes» qui dirigeaient le mouvement.

Un champ de recherche intéressant s’ouvre ainsi autour de la question de la participation des femmes dans cette grève. Comme souvent, le rôle des femmes a été longtemps invisibilisé; or si l’on regarde les quelques photos conservées des rassemblements de 1918, on constate leur présence massive. Qui sont ces femmes, quel était le rôle dans le mouvement, qu’on-t-elles fait? On connaît jusqu’à un certain point le rôle des femmes pendant la Première Guerre mondiale: ce sont elles qui participent aux premières émeutes qui se déroulent parfois spontanément sur les marchés, lors desquelles se font par exemple des raids sur les stands de pommes de terre, ou qui organisent les premières manifestations contre la vie chère. Cette multiplication des mouvements politiques venant de la base a été très importante dans la préparation sociale du mouvement, et a rendu possible à terme l’organisation d’une grève générale nationale.

Des recherches récentes ont également étudié le rôle de certaines associations féminines ou de militantes comme Rosa Bloch, qui était l’une des personnalités les plus remuantes de la gauche socialiste zurichoise de l’époque, et donc aussi l’une des plus haïe par la presse bourgeoise: on l’appelait «Rosa la rouge», mais aussi de manière plus flatteuse «Rosa la brillante». Elle publiait un journal socialiste et féministe à Zurich, et participa notamment à l’organisation d’une grande manifestation en juin 1918, qui contraint le parlement de la ville à prendre en compte ses revendications et à faire baisser le prix de certaines denrées alimentaires.

Concernant les autres actrices·eurs de la grève générale restés peu étudiés, je me suis pour ma part intéressé au rôle des patrons: quand on parle de grève, il s’agit d’un conflit opposant des travailleuses·eurs à des patrons, et il est donc important de savoir ce qu’ils pensaient et faisaient pendant les événements.

Un autre nouveau champ de l’historiographie porte sur l’aspect transnational de la grève générale, et vise à mieux situer les événements dans leur contexte européen. La grève générale est en effet déclenchée le lendemain de la signature de l’armistice, qui marque la fin de ce cataclysme qu’a été Première Guerre mondiale. À ce même moment, des révolutions font tomber les régimes impériaux allemands et austro-hongrois, des vagues de grèves gigantesques se déclenchent dans tous les bassins industriels, du nord de la France à la Grande-Bretagne en passant par Turin et Milan: la grève générale de 1918 est donc la pointe suisse de l’iceberg des contestations sociales européennes.

Propos recueillis par Gabriel Sidler

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