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ÉTATS-UNIS: Quel populisme américain?

Il semblerait que le qualificatif le plus dégradant utilisé par la presse européenne pour décrire les candidat·e·s des primaires américaines de cette année soit celui de «populiste». Il est censé disqualifier à la fois les imbécillités débitées au kilomètre par Donald Trump, les outrances conservatrices de Ted Cruz et le programme social-démocrate de Bernie Sanders. Comme d’habitude, il sert surtout à désigner en creux les candidat·e·s respectables, Hillary Clinton (ancienne sénatrice démocrate de l’État de New York et ancienne Secrétaire d’État de Barack Obama), Jeb Bush (frère de l’ancien président et ancien gouverneur républicain de Floride) ou Chris Christie (gouverneur républicain du New Jersey, qui s’est retiré de la course).

Ce que l’on ignore cependant en Europe, c’est que le populisme a une histoire bien différente aux États-Unis. Loin de qualifier prioritairement les éructations plus ou moins fascistoïdes des différents mouvements d’extrême droite, le populisme y fait d’abord référence à un très large mouvement social apparu dans les années 1880, principalement dans les grandes plaines et le Sud des États-Unis, et notamment dans les deux États du Kansas et du Texas. Mouvement de petits propriétaires agricoles, il se développe d’abord sous la forme de coopératives, qui s’agrègeront pour former les deux branches de la National Farmers’ Alliance, la Southern Alliance et la Northern Alliance, respectivement fondées en 1875 et 1877. À celles-ci se joint un syndicat de l’industrie, les Knights of Labor, qui rassemblera en 1886 plus de 800’000 membres, soit 20% de l’ensemble de la classe ouvrière des États-Unis, et est, à la fin du XIXe siècle, l’un des principaux syndicats en Amérique du Nord.

Les blocages politiques et le refus des deux principaux partis de répondre aux revendications des fermières·ers conduisent à la création d’un troisième parti politique, le People’s Party. À cause d’un système électoral privilégiant mécaniquement le bipartisme, créer un nouveau parti est une entreprise risquée aux États-Unis, et elle a fait l’objet de nombreux débats au sein du mouvement populiste. Les membres du People’s Party sont rapidement baptisés «les populistes», un qualificatif qu’ils et elles vont reprendre à leur compte et qui, au départ du moins, n’a pas de connotation négative.

L’aggravation des inégalités économiques dans le dernier quart du XIXe siècle explique la puissance du mouvement populiste. Dans sa «plateforme d’Omaha», son programme le plus complet voté en 1892, cela se traduit par la proposition, pour la première fois aux États-Unis, d’un impôt progressif fédéral.

Les petits propriétaires indépendants sont confrontés au problème lancinant du crédit, qui les conduit à proposer des réformes du système bancaire (la création d’un réseau de banques postales, par exemple, afin de garantir les économies de chacun·e) et de la monnaie (avec l’abandon du standard-or). S’ajoute à ces revendications une critique des monopoles et des grandes compagnie de chemins de fer (en demandant leur nationalisation, ainsi que celles du télégraphe, du téléphone et de la poste), accusées de pratiquer des tarifs prohibitifs à l’encontre des fermiers. Les populistes avancent également des propositions pour limiter le pouvoir des deux grands partis américains, notamment par l’usage du référendum populaire, par la contestation du vote à main levée, par la limitation des mandats présidentiels et par l’élection du Sénat au scrutin direct.

Le People’s Party se joint enfin aux syndicats pour demander la journée de huit heures, et la «Omaha Platform» se clôt sur un appel au boycott d’un fabricant de vêtements de Rochester, en solidarité avec une lutte menée à ce moment-là par les Knights of Labor.

De nombreuses femmes se joignent au mouvement populiste à la fin du XIXe siècle, et demandent l’égalité des droits politiques, à commencer par le droit de vote. La jonction avec les populations afro-américaines est en revanche plus difficile, ces dernières restant bien souvent attachées au Parti républicain, associé pour longtemps à Lincoln et à l’émancipation des esclaves. Mais face au Parti démocrate, ouvertement raciste et ségrégationniste, le People’s Party défend des positions progressistes indiscutables. Des coopératives de fermiers et fermières noir·e·s seront d’ailleurs créées dans plusieurs États.

Après de nombreuses victoires politiques au niveau local et dans certains États, le People’s Party se lancera dans la course présidentielle à deux reprises, en 1892 et 1896, la première fois en présentant son propre candidat (James Weaver), et la seconde en se ralliant au candidat choisi par le Parti démocrate, proche des préoccupations des populistes: William Jennings Bryan. L’élection de 1896, perdue d’un cheveu par Bryan, reste à ce jour la plus chère de l’histoire des États-Unis (relativement au PIB), l’une des plus contestées et parmi celles qui ont occasionné la plus forte participation de l’électorat. Ce second échec présidentiel va en revanche signer la mort du People’s Party et du mouvement populiste aux États-Unis, tout en étant le prélude à son extraordinaire influence posthume.

Authentique mouvement plébéien, le populisme américain, s’il a échoué comme parti politique, a en effet exercé ses effets sur toute la politique américaine du XXe siècle, et singulièrement durant ses deux premières décennies. Une partie importante de son programme a été mise en œuvre par les administrations, républicaines et démocrates, de Theodore Roosevelt à Woodrow Wilson. Pour ne prendre que quelques exemples, le 16e amendement de la Constitution américaine, ratifié en 1913, autorise le Congrès à lever un impôt sur le revenu, le 17e (1913) établit l’élection des Sénateurs au scrutin direct, tandis que le 19e (1920) donne le droit de vote aux femmes. Le principe du standard-or sera progressivement à peu près unanimement discrédité, et sera finalement abandonné dans les années 1970, alors que les populistes s’étaient attiré les pires quolibets sur leur inexpertise économique et monétaire lorsqu’ils en demandaient l’abolition.

Enfin, la figure de Bryan, qui sera à nouveau le candidat du Parti démocrate aux élections présidentielles de 1900 et 1908, contribuera de manière décisive à ancrer son parti dans le camp progressiste, en limitant l’influence de ses fractions les plus racistes, héritage de la Guerre de Sécession.

D’un point de vue purement programmatique, les populistes américains sont donc des réformistes, qui ne souhaitent ni le renversement du système économique capitaliste ni son dépassement, mais son aménagement au travers de réformes tout à fait radicales pour l’époque. En ce sens, on les a parfois comparés, avec quelques raisons, à la social-démocratie européenne.

On aura donc compris que s’il fallait vraiment qualifier l’un·e des candidat·e·s aux primaires de «populiste», le seul qui s’en rapprocherait, quoiqu’imparfaitement, serait Bernie Sanders. On sait qu’il se décrit lui-même comme un «socialiste démocrate» , et c’est en effet de la tradition socialiste américaine qu’il vient (http://home.pagesdegauche.ch/?p=1671).

Trump et les autres s’inscrivent à l’inverse dans une tout autre tradition américaine, celle de Huey Long, du Père Coughlin, du sénateur Joseph McCarthy ou de George Wallace, rassemblement de racistes et d’anticommunistes, d’antisémites et d’ultra-nationalistes, qu’on cherche depuis longtemps et contre toute évidence à relier au populisme.

L’interprétation globalement bienveillante du mouvement populiste qui a prévalu durant l’entre-deux-guerres parmi les historiens américains a ensuite été remplacée, dans les années 1950, par des descriptions beaucoup plus négatives, qui n’hésitent pas à tracer un parallèle entre les populistes du XIXe siècle et Joseph McCarthy ou George Wallace, voire avec le fascisme. Le responsable principal de cette nouvelle lecture est l’historien Richard Hofstadter. L’événement décisif de ce changement de fortune du populisme est la croisade du Sénateur Joseph McCarthy contre les prétendues «activités anti-américaines» (en réalité: les communistes).

Les travaux essentiellement polémiques de Hofstadter partagent avec certaines études contemporaines sur le populisme une ignorance à peu près complète des sujets sur lesquels ils glosent. Leurs conclusions, et tout spécialement ce rapport fantasmé entre les populistes de la fin du xixe siècle et le maccarthysme, ont toutes été invalidées par des travaux ultérieurs, beaucoup plus détaillés[1]. Il faudra attendre les années 1970 pour qu’une lecture à nouveau positive du mouvement populiste réapparaisse, le liant à la longue histoire du développement et de l’approfondissement de la démocratie aux États-Unis.

Antoine Chollet

 

Pour aller plus loin:

DESCHODT, Jean-Pierre, « “Un curieux mouvement semi-socialiste” », in Marie-Claude Esposito, Alain Laquièze, Christine Manigand (dir.), Populismes, l’envers de la démocratie, Paris, Vendémiaire, 2012, p. 47-55.

CASTLETON, Edward, « Une “armée d’hérétiques” dans une “croix d’or” : le premier populisme américain et l’hétérodoxie monétaire », Critique, n° 776-777, 2012, p. 24-35.

VILTARD, Yves, « Archéologie du populisme. Les intellectuels libéraux américains saisis par le maccarthysme », Genèses, n° 37, 1999, p. 44-69.

ZINN, Howard, Histoire populaire des États-Unis [1980], Marseille, Agone, 2003.

 

Principales interprétations américaines du mouvement populiste (par ordre chronologique):

HICKS, John D., The Populist Revolt : A History of the Farmers’ Alliance and the People’s Party, Minneapolis, The University of Minnesota Press, 1931.

WOODWARD, C. Vann, Origins of the New South, 1877-1913, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1951.

SALOUTOS, Theodore, Farmer Movements in the South, 1865-1933, Berkeley, University of California Press, 1960.

POLLACK, Norman, The Populist Response to Industrial America, Midwestern Populist Thought, Cambridge, Harvard University Press, 1962.

NUGENT, Walter, The Tolerant Populists, Chicago, The University of Chicago Press, 1963.

GOODWYN, Lawrence, Democratic Promise, New York, Oxford University Press, 1976.

McMATH, Robert C., American Populism, A Social History, 1877-1898, New York, Hill and Wang, 1993.

KAZIN, Michael, The Populist Persuasion, An American History, New York, Basic Books, 1995.

POSTEL, Charles, The Populist Vision, New York, Oxford University Press, 2007.

[1] Pour la réfutation des thèses de Hofstadter, on lira entre autres, par ordre chronologique : Paul S. Holbo, « Wheat or What ? Populism and American Fascism », The Western Political Quarterly, vol. 14, n° 3, 1961, p. 727-736 ; Theodore Saloutos, « The Professors and the Populists », Agricultural History, vol. 40, n° 4, 1966, p. 235-254 ; Norman Pollack, « The Myth of Populist Anti-Semitism », The American Historical Review, vol. 68, n° 1, 1962, p. 76-80 ; Robert M. Collins, « The Originality Trap : Richard Hofstadter on Populism », The Journal of American History, vol. 76, n° 1, 1989, p. 150-167.

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4 commentaires

  1. Il y a aussi l’excellent livre de David Da Silva intitulé Le populisme américain au cinéma. Il analyse d’ailleurs que le populisme américain ne se limite pas au People’s Party du 19e siècle. Au contraire, l’idéologie populiste remonte même à la guerre d’indépendance au 18e.

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