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Comment aider le peuple cubain?


Par Dan Gallin


Dans le numéro d’avril de Pages de gauche, Franco Cavalli s’indigne de « l’anti-castrisme primaire » d’une « pseudo-gauche » qui s’exprime, paraît-il, dans Le Monde. Il affirme que « l’île caraïbe mérite notre solidarité ».

 

Mais comme socialistes, notre problème n’a jamais été celui de savoir s’il fallait être solidaire avec des îles, ou même avec des pays, grands (comme l’URSS en son temps) ou petits (comme Cuba). Toutes les sociétés connues, y compris celles des pays auto-désignés comme « socialistes » par un abus de langage que le mouvement socialiste a payé cher et que nous continuons à payer, sont divisées en classes, notamment celle qui dirige, exploite et réprime, et la majorité qui subit cette exploitation et cette répression. Nous sommes partout solidaires avec cette majorité, les travailleurs, certainement pas avec des « pays » dont la face la plus visible sont les régimes au pouvoir et leurs appareils de propagande.

La question qui doit nous préoccuper à Cuba n’est donc pas la « répression du printemps 2003 » mais la répression depuis l’avènement du régime castriste il y a plus de quarante ans, répression qui s’est exercée, comme dans tous les régimes communistes de type stalinien (et il n’y en a pas eu d’autres), contre la gauche en premier lieu.

Récapitulons: les syndicats sont mis au pas après le 10ème congrès de la centrale syndicale CTCR, son dernier congrès démocratique, en novembre 1959. Le secrétaire général élu, David Salvador, est remplacé par le chef de la fraction communiste (minoritaire au congrès), Lazaro Peña, en 1961. A partir de là, la centrale syndicale unique (CTC sans R) n’est plus qu’un rouage de l’Etat, selon le modèle soviétique. Les travailleurs n’ont aucun des droits internationalement reconnus selon les conventions de l’OIT, ni celui de créer des organisations indépendantes, ni le droit de grève, ni celui de négocier leurs salaires et conditions de travail. Ceux qui essayent quand même sont emprisonnés.

L’opposition politique de gauche, et même toute forme d’activité indépendante de gauche, a été éliminée dans les années 1960. Les anarchistes sont exécutés, emprisonnés ou contraints à l’exil entre 1960 et 1961; les trotskystes, pourtant partisans à peu près inconditionnels du régime, subissent plusieurs vagues de répression à partir de 1961; la dernière, en 1973, met fin à toute activité organisée. Les différentes groupements de la gauche démocratique, libérale ou socialiste, représentant soit des tendances dans les partis historiques, soit issus de la lutte contre la dictature de Batista (tels que le courant « humaniste » du M26J), sont, comme les autres, obligés de choisir entre la soumission, la prison, l’exécution ou l’exil. « Socialismo o muerte »?

Ainsi, depuis le début des années 1960, la classe ouvrière cubaine est privée de tous les instruments, à quelque niveau que ce soit, syndical ou politique, qui lui permettraient d’exprimer et de défendre ses intérêts de façon indépendante. Contre qui? Contre l’Etat, employeur unique maqué avec les transnationales, aux mains du parti unique, expression politique de la classe dirigeante bureaucratique, qui exerce son pouvoir par des méthodes de terreur policière. C’est cela qui pose le problème fondamental aux socialistes: la nature du régime et la situation de la classe ouvrière, pas les fluctuations circonstancielles du degré de répression.

Même à l’intérieur de la bureaucratie, les différends se règlent, à l’exclusion de l’opinion publique, par des méthodes de gangsters. C’est au nom de la « défense de la révolution » que Castro fait exécuter le Général Arnaldo Ochoa Sánchez en 1989, au terme d’un procès public calqué sur les procès de 2007cou des années 1930. Ochoa était le chef du corps expéditionnaire cubain en Angola, hautement décoré pour ses faits d’armes contre l’armée sud-africaine. Il a avoué des crimes infamants auxquels personne ne croit.

Cavalli reconnaît qu’il y a un problème de droits humains, mais il relativise en disant que d’autres ont fait pire. Il met en balance les 300 prisonniers politiques (en fait ils sont 316, plus 20 dont on a plus de nouvelles) contre les milliers de prisonniers des Etats-Unis à Guantanamo (et ailleurs) « dans des conditions extrêmement inhumaines et sans aucune possibilité de jugement ». Avec cette comptabilité, il ne tient pas compte des milliers de prisonniers qui, depuis quarante ans, ont subi des peines très lourdes, et qui, entre temps, sont morts, ont été relâchés dans la prison plus large qu’ils partagent avec le peuple entier, ou se sont exilés. Et qu’en est-il des conditions dans les prisons cubaines, amplement documentées par des ex-« plantados » (prisonniers de longue durée)? Sont-elles humaines?

De toute façon, cette argumentation, basée sur le principe « et ta sœur », est indigne d’une discussion politique sérieuse. Il y a toujours pire. L’impérialisme (en l’occurrence celui des Etats-Unis) commet aussi des crimes. Castro n’est pas Pol Pot, ni même Kim Jong Il. Et alors? Allons-nous commencer à peser crime contre crime, torture contre torture, terreur contre terreur? C’est cela, la « défense de Cuba »?

Cavalli concède « qu’à Cuba, il existe des entraves à la liberté d’expression politique ». Il ne peut y avoir d’entraves à quelque chose qui n’existe pas. Il n’y a pas de liberté d’expression politique du tout.

Les trois jeunes fusillés l’année dernière pour avoir tenté de détourner des bateaux vers la côte américaine n’étaient pas des dissidents politiques mais des criminels de droit commun, dit Cavalli. En effet: essayer de fuir Cuba est un crime de droit commun. Les Allemands qui se sont fait descendre en essayant de fuir la RDA étaient aussi des criminels de droit commun, coupables de « Republikflucht ». Et en Chine, les militants qui essayent d’organiser des syndicats indépendants sont aussi de criminels de droit commun, selon la législation chinoise. Ce qui permet aux autorités de déclarer aux délégations étrangères qu’il n’y a pas de prisonniers politiques en Chine. « Socialismo o muerte ».

L’autre argument est que tout s’explique et tout s’excuse par la pression des Etats-Unis. Comment « Cuba » (donc le régime cubain) a pu survivre à la crise consécutive à l’effondrement du bloc soviétique? Cavalli mentionne plusieurs facteurs (niveau de culture très élevé, enthousiasme révolutionnaire, décision « hasardeuse autant qu’inévitable » de s’ouvrir au dollar et au tourisme). Il en oublie une: la capacité de répression du régime, qui lui permet d’imposer une chute draconienne du niveau de vie à la population qui serait impossible dans un régime démocratique.

La pression des Etats-Unis, en tout cas sous son gouvernement actuel, est une menace réelle. Elle est un facteur dont une politique socialiste doit tenir compte. L’opposition cubaine de gauche, tant à l’intérieur du pays qu’en exil, en est bien consciente. Le régime castriste, instable et profondément corrompu, ne tient plus qu’à sa pierre de voûte: Castro lui-même. Le régime vit donc, historiquement, ses dernières heures.

Pour l’après-castrisme, plusieurs scénarios sont possibles. Il s’agit d’éviter le pire: une guerre civile qui aboutirait à une restauration capitaliste sous une dictature militaire. Tant que rien ne bouge, c’est le scénario le plus probable. Le régime actuel est déjà une dictature militaire. Les transnationales (européennes et canadiennes) sont déjà à Cuba. Les transnationales américaines sont à la porte. L’opposition cubaine est majoritairement de droite, et l’opposition de gauche n’a aucune chance si elle n’arrive pas à s’allier avec la classe ouvrière. Le castrisme (« socialismo y muerte ») personne n’y croit plus. Il s’en faut de peu que tout bascule.

Comment l’éviter, ou du moins limiter les dégâts? En premier lieu, exiger la levée de toutes les sanctions imposées par les Etats-Unis, politiques et économiques, non pas dans l’intérêt du régime castriste mais dans l’intérêt du peuple cubain: ouvrir des espaces politiques et économiques, permettre au peuple de reconstituer sa substance économique et sa capacité de résistance.

Deuxièmement, exiger le rétablissement des droits démocratiques élémentaires, à commencer par les droits des travailleurs: démocratisation des syndicats, droit d’expression, droit de grève. La capacité de résistance de la classe ouvrière au raz-de-marée néo-libéral qui s’annonce dépend de sa libération du carcan bureaucratique qui l’empêche actuellement de s’organiser de façon autonome et d’agir dans la défense de ses intérêts. Il faut à tout prix que les travailleurs cubains, au moment de la chute, inévitable, du régime, soient en mesure de constituer un obstacle incontournable, politique et syndical, au banditisme capitaliste comme on l’a vu à l’œuvre en Europe orientale.

MediCuba-Suisse fait du bon travail, un travail nécessaire. Quel que soit le régime d’un pays, y construire des usines produisant des médicaments contre le cancer, faire renaître la médicine naturelle et établir un système de soins palliatifs, c’est faire œuvre utile. J’ai le plus grand respect pour le camarade Cavalli qui est la cheville ouvrière de ce travail. Mais c’est un travail humanitaire, pas un travail politique, et il ne doit pas impliquer une défense d’un régime indéfendable.

Nous avons déjà l’expérience de camarades socialistes, et non des moindres, qui se sont acoquinés avec des dictatures grotesques en RDA, Irak, Roumanie, Ethiopie. Nous en payons encore le prix: le ridicule que nos adversaires politiques ne se privent pas d’exploiter, mais, plus grave: le discrédit de l’idée socialiste dans les pays en question. Quand les travailleurs d’aujourd’hui se souviennent de qui chantait les louanges de leurs oppresseurs d’hier, ce n’est pas la gauche démocratique qui gagne. J’avais espéré que ces expériences nous avaient servi de leçon.

Répétons-la tout de même: aucune politique socialiste de gauche n’est possible avec la moindre compromission avec le stalinisme, sous quelque forme qu’il se présente, et aussi folklorique qu’il puisse être.

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